La Pitié Dangereuse – Stefan Zweig

FEUILLES ALLEMANDES

« Il y a deux sortes de pitié. L’une, molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, cette pitié qui n’est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère.
Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée à
persévérer avec patience et tolérance jusqu’à l’extrême limite de ses forces, et même au-delà. C’est seulement
quand on va jusqu’au bout, quand on a la patience d’y aller qu’on peut venir en aide aux autres. C’est seulement
quand on se sacrifie et seulement alors…

Je poursuis, et toujours avec autant de bonheur, la lecture de Zweig initiée par les Feuilles Allemandes de Et si on bouquinait et Passage à l’Est. Les mêmes proposant des lectures communes Autour du Handicap, La Pitié dangereuse peut figurer dans ces deux challenges. 

Golovien : paysage pavlosk

En 1938, lorsque les bruits de bottes se font entendre, l’auteur rencontre un « héros » de la Première Guerre mondiale qui lui confie son histoire : jeune lieutenant pauvre, dans une ville de garnison, il se fait inviter au château  . Ebloui par la richesse, dans l’ivresse de la fête,  sans se rendre compte que la fille de la maison est paralysée, il l’invite à danser. Voulant réparer cette bévue, il revient s’excuser auprès de la jeune fille et devient un familier de la maison et lui tient compagnie. Naïf et inexpérimenté, il ne se rend pas compte de la passion que la jeune fille va ressentir. Il n’ a jamais imaginé qu’une jeune paralysée puisse éprouver les mêmes sentiments que n’importe quelle femme. Point de désir ou de séduction, à la place de la pitié. Cette pitié occupe le jeune homme:

« chaud jaillissement de l’intérieur, cette vague de pitié douloureuse, épuisante et excitante à la fois, qui s’empare
de moi dès que je songe au malheur de la jeune fille. »

La vie militaire se résume à une routine d’exercices, de camaraderie et de cartes au café qui ne contente pas le jeune lieutenant, trop modeste pour se payer le voyage jusqu’à Vienne. Absurdité de ces manœuvres qui n’ont guère de sens pour lui. En revanche son rôle auprès de la jeune handicapée donne un sens à sa vie.

« Tout ce que je comprenais, c’était que j’étais sorti du cercle solide où j’avais mené jusqu’alors une vie calme et tranquille, et que je pénétrais dans une zone nouvelle, passionnante et inquiétante à la fois, comme tout ce qui est nouveau. Je voyais ouvert devant moi un abîme du sentiment qui m’attirait étrangement, »

La pitié s’adresse à la jeune fille mais aussi à son père, cardiaque, fragile, émouvant. Le jeune homme passez par des phases d’exaltation à des moments dépressifs quand il se sent piégé par des responsabilités qu’il n’a jamais souhaitées.

« Ce soir-là, j’étais Dieu. J’avais apaisé les eaux de l’inquiétude et chassé de ces cœurs l’obscurité. Mais en moi-
même aussi j’avais banni la crainte, mon âme était calme comme jamais elle ne l’avait été […]

Pourtant à la fin de la soirée, lorsque je me levai de table, une légère tristesse s’empara de moi, la tristesse
éternelle de Dieu le septième jour, lorsqu’il eut terminé son œuvre – et cette mélancolie se refléta sur tous les
visages. Le moment de la séparation était venu. Nous étions tous étrangement émus, comme si nous savions que
quelque chose d’unique prenait fin, »

Mais cette pitié est aussi humiliante pour Edith qui veut être aimée et non l’objet de pitié. Elle se rebelle, passe par des crises très éprouvantes.

« Je ne veux pas que vous vous croyiez obligé de me servir ma portion quotidienne de pitié, je me fiche pas mal de
votre pitié – une fois pour toutes, je m’en passe »

Zweig analyse tous ces sentiments avec une grande finesse. Merveilleux conteur, il va faire surgir des personnages complexes : le père, le médecin, le colonel. Il décrit aussi l’Empire à la veille de son écroulement avec les nuances des classes sociales et les rapports entre aristocrates et bourgeois : en filigrane, mépris et antisémitisme.

Encore un grand livre!

Auteur : Miriam Panigel

professeur, voyageuse, blogueuse, et bien sûr grande lectrice

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