La faille du Bosphore: Entretiens de Rosie Pinhas Delpuech par Maxime Maillard

LITTERATURE ISRAELIENNE

« Oui. Je pense que rien ne doit aller de soi en littérature. Quand vous dites familiarité, j’entends confort et
l’inconfort que Fernando Pessoa appelle joliment l’intranquillité, c’est une chose qui nous est nécessaire. »

Rosie Pinhas-Delpuech est l’auteur de Suite Byzantine et de Le Typographe de Whitechapel que j’ai lus avec beaucoup de plaisir et d’intérêt, et d’autres romans et essais que je me promets de lire. 

Rosie Pinhas-Delpuech est aussi la traductrice de Ronit Matalon dont j’ai lu récemment De face sur la photo et Le Bruit de nos pas, de Yael Neeman Nous étions l’avenir, Orly Castel-Bloom, Le Roman Egyptien… 

Sa voix m’est familière, entendue à la radio, dans les podcasts de L’entretien littéraire avec Mathias Enard, La salle des Machines 28.11.21 et Talmudiques 31.07.22 à propos de Brenner et le désir d’hébreu. 

A la suite du billet de La Viduité  j’ai téléchargé La Faille du Bosphore que j’ai lu d’un seul souffle sans pouvoir le lâcher, une petite centaine de pages. 

Ces entretiens portent sur le métier de traductrice et ses rapports avec le travail d’écriture puisque Rosie Pinhas-Delpuech pratique les deux activités. 

« Paris, dans son appartement où depuis plus de quarante ans, elle confectionne à la manière d’une cordonnière, assise sur cette même chaise au cuir élimé, des textes dans les mots des autres et dans les siens propres. »

La traduction comme artisanat, comme  critique littéraire, comme souffle, rythme et musique.

« Chaque matin, je dois m’échauffer, en relisant la traduction je remets du rythme, j’enlève des mots, je remplace des mots, j’entends des syllabes, c’est presque du travail poétique sur de la prose. Et ça ne se voit pas. On dirait que je raconte l’histoire qu’il raconte, mais ce n’est pas vrai. On travaille beaucoup ensemble, »

Rythme et musique du texte, l’hébreu lui évoque le Free Jazz, je ne m’y serais pas attendue. Et dans la musique du texte traduit la longueur des mots, des phrases, la ponctuation jouent leur rôle dans cette musique. Epurer, raccourcir, en dépit de la syntaxe très codifiée du français. C’est fascinant, inattendu.

En conclusion, la question très prosaïque qu’on n’oserait pas aborder : celle de la rémunération de la traduction qui est payée au feuillet et dont le statut est encore plus précaire que celui des intermittents du spectacle.

Et Le Bosphore, là-dedans? Istanbul est le lieu de naissance de Rosie Pinhas-Delpuech, ville cosmopolite et polyglotte, où petite fille elle est passée du Français paternel, à l’Allemand maternel, au Judéo-espagnol de la grand-mère et au Turc de l’école. Sans oublier la musique.

Istanbul, dans cette ville qui est un carrefour linguistique et culturel ainsi que dans votre famille où les langues se superposent à la manière des lignes d’une partition musicale […]bien avant de savoir parler, j’entendais beaucoup d’instruments, c’est-à-dire beaucoup de langues.

 

 

Rhapsodie Balkanique – Maria Kassimova- Moisset

BULGARIE

Une belle histoire d’amour à Bourgas puis Istanbul !

Charme des Balkans , mosaïque de religions, de traditions, de langues dont l’autrice nous restitue la musique avec le Grec et le Turc qui se mêlent au Bulgare – le roman est traduit du Bulgare – mais que la traduction française occulte.

A la naissance de Miriam, la Bulgarie vient juste d’être indépendante et de sortir de l’Empire Ottoman. Ahmed, son amoureux arrivera plus tard d’Albanie sur une charrette. Imbrication des communautés qui se définissent par leur confession qui ne peuvent s’unir par le mariage.

Ahmed, le musulman, et Miriam orthodoxe ne peuvent vivre leur amour. Miriam est maudite par Théotitsa, sa mère, elle devient « la putain turque » stigmatisée dans toute la ville, elle perdra aussi sa sœur tant aimée qui ne lui parlera plus. Miriam est une femme forte, ardente, un peu sorcière. Elle ne se laisse pas intimider. Ahmed et Miriam fuient donc la ville provinciale pour Istanbul, la Ville. Dans l’anonymat de la grande ville ils trouveront un foyer, élèveront leurs deux enfants avec la complicité bienveillante de leur voisine. Cruauté du sort : Ahmed, phtisique va mourir et la jeune femme sera démunie, rejetée parce que chrétienne. Ils connaissent la misère. La vie n’est pas facile pour une jeune veuve avec deux enfants. Miriam croit trouver une solution en abandonnant l’aîné dans un pensionnant militaire de la Turquie kémaliste. Choix douloureux! 

La vie n’est pas simple pour les femmes des Balkans : même très fortes comme Miriam et avant elle pour sa mère Theotitsa. Indépendante, douée d’une imagination étonnante, presque sorcière, Miriam tente suivre sa voie, son amour. Elle paie le prix fort.

J’ai beaucoup aimé le soin et la poésie que l’autrice apporte pour décrire le quotidien des femmes : lessives, repassages, pliages, dignité de ces vêtements raides, des robes noires, soin aux reliques des enfants morts – petits habits pliés dans le coffre interdit. Evocation de l’enfance, intimité des deux soeurs et courage et débrouillardise de Haalim, le fils de Miriam.

Struma 72 jours de drame pour 769 juifs au large d’Istanbul – Halit Kakinç – Turquoise

HOLOCAUSTE

MASSE CRITIQUE de Babélio

Un roman historique ou un « tombeau«  pour les 769 Juifs morts noyés le 24 février 1942 sur le Struma, épave transportant des Juifs roumains fuyant les persécutions en Roumanie qui devait les conduire de Constança en Palestine. Véritable épave flottante, au moteur en panne rafistolé, le Struma  est arrivé à rallier Istanbul où on lui a imposé une quarantaine. La Turquie – en principe neutre – a refusé le débarquement aux passagers sous les injonctions des Britannique, des Allemands et a laissé pourrir la situation pour enfin remorquer le navire en Mer Noire où il a été torpillé par la marine soviétique. 

Roman, parce que l’auteur, Halit Kakinç, journaliste et écrivain, a essayé de faire « revivre » un certain nombre de personnages. Roman historique écrit après de nombreuses recherches , préfacé par Esther Benbassa, historienne et directrice d’études à la Sorbonne, sénatrice EELV. 

Ce livre est de lecture facile et instructive fait revivre ces épisodes tragiques récurrents comme l’odyssée du Saint Louis (1939) qui a quitté Hambourg pour rejoindre La Havane contraint de retourner en Allemagne, celui du Patria coulé à Haïfa en 1940, Exodus (1947), et tant d’autres moins fameux, peut être…

«  Ce roman historique nous rappelle avec pudeur et dignité le sort des réfugiés en 1941. D’autres aujourd’hui, perdent la vie en route, sombrant avec leurs espoirs, sans que beaucoup s’en émeuvent vraiment »

Esther Benbassa

Je remercie les Editions Turquoise de l’envoi de ce joli livre . 

 

Kéraban le têtu – Jules Verne

VOYAGE EN ORIENT – MER NOIRE

« De là, à travers la Bessarabie, la Chersonèse, la Tauride ou le pays des Tcherkesse, à travers le Caucase et la Transcaucasie, cet itinéraire contournerait la côte septentrionale et orientale de l’ancien Pont Euxin jusqu’à la limite qui sépare la Russie de l’empire ottoman »

Un voyage autour de la mer Noire.  D‘Istanbul à Scutari sans traverser le Bosphore! Jules Vernes nous entraine dans des aventures à pied, à cheval, en voiture mais surtout pas en bateau, en compagnie de Kéraban, un marchand de tabac turc, de son ami Van Mitten, un négociant hollandais ainsi que de leurs serviteurs. Pour corser le voyage : Kéraban-le-têtu refuse toutes les inventions modernes : trains, télégrammes ; il a peur en bateau. Comme il est têtu, il n’en démordra pas. Course contre le temps, son neveu doit épouser la fille du négociant Sélim d’Odessa dans six semaines.

Roman d’aventure et  roman comique.

Pour le comique, Jules Verne n’a pas fait dans la finesse, ses personnages sont plutôt caricaturaux, Kéraban, très conservateur, très entêté, son serviteur très servile, le Hollandais, très très hollandais et Ahmet le fiancé un jeune homme sans peur et sans reproche. Les méchants, très méchants.

Pour l’aventure, vous serez servis.

En revanche, pour le tourisme, vous serez peut être frustrés. Kéraban est tellement pressé que vous ne visiterez rien, ni Odessa, ni Trébizonde, ni aucun des sites antiques cités. L’essentiel est d’arriver à temps. Cependant la nature est parfois plus forte que la volonté d’arriver et la voiture s’enlisera dans le delta du Danube, escale forcée :

 

« par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta. Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies
sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse. »

Nous traverserons à grande vitesse la Crimée :

Crimée ! cette Chersonèse taurique des anciens, un quadrilatère, ou plutôt un losange irrégulier, qui semble avoir été enlevé au plus enchanteur des rivages de l’Italie, une presqu’île dont M. Ferdinand de Lesseps ferait une île en deux coups de canif, un coin de terre qui fut l’objectif de tous les peuples jaloux de se disputer l’empire d’Orient, un ancien royaume du Bosphore, que soumirent successivement les Héracléens, six cents ans avant l’ère chrétienne, puis, Mithridate, les Alains, les Goths, les Huns, les Hongrois, les Tartares, les Génois, une province enfin dont Mahomet II fit une riche dépendance de son empire, et que Catherine II rattacha
définitivement à la Russie en 1791 !

 

Heureusement le Hollandais a un guide touristique et nous fait part des sites touristiques et des anecdotes s’y rapportant, faute de faire une visite. Comme dans le Delta du Danube, la nature piège l’attelage

« Il devait être onze heures du soir quand un bruit singulier les tira de leurs rêves. C’était une sorte de sifflement, comparable à celui que produit l’eau de Seltz en s’échappant de la bouteille, mais décuplé[…]

Qu’y a-t-il donc? Pourquoi ne marchons -nous plus? demanda-t-il D’où vient ce bruit?

ce sont les volcans de boue, répondit le postillon « 

Moi aussi, j’ignorait l’existence des volcans de boue de Kerch près de la mer d’Azov!

Il y a donc encore des surprises pittoresques en cours de route que je vous laisse découvrir, des souvenirs historiques, les soldats de Xenophon….et bien d’autres.

Les Nuits de la Peste (2022) Orhan Pamuk – Gallimard

LIRE POUR LA TURQUIE 

Lecture au long cours : pavé de 683 pages !

« ce 22 avril 1901 où commence notre histoire, l’arrivée au large de l’île d’un vapeur non programmé, deux heures avant minuit, annonçait quelque chose d’extraordinaire. »

Ce roman-fleuve commence comme un roman policier :le pharmacien-chimiste Bonkovski Pacha, envoyé par le Sultan pour endiguer l’épidémie de peste sur l’île de Mingher, est assassiné. Le Docteur Nuri et son épouse Pakizê , en route vers la Chine pour un congrès sanitaire international, est rappelé en secret pour élucider ce meurtre.  Abdülhamid, le Sultan, grand lecteur de Sherlock Holmes a missionné ce dernier pour résoudre cette énigme en utilisant les méthodes du célèbre détective tandis que Sami Pacha, le gouverneur a plutôt tendance à obtenir des aveux par la torture.

« Au fond, peut-être que mon oncle Abdülhamid ne prenait pas cette histoire de Sherlock Holmes au sérieux, pas davantage que toutes les réformes qu’il a menées sous la contrainte des Européens. Le problème n’est pas tant que le sultan apprécie et parodie les mœurs européennes, mais que le peuple apprécie de bon cœur cette parodie. En conséquence, ne vous chagrinez pas trop. »

La narratrice, une historienne, plus d’un siècle après les faits  reconstitue l’histoire de la peste de Mingher  qui a proclamé son indépendance. Elle utilise les lettres de la Princesse Pakizê, présente sur l’île et témoin de l’histoire. La princesse, fille du Sultan Mourad V, déposé par Abdülhamid, a vécu recluse avec les pachas et sultans dans le sérail d’Istanbul. Orhan Pamuk nous raconte aussi la vie à Istanbul pour la famille règnante. L’empire Ottoman, au tournant du XXème siècle est « l’homme malade« , l’Empire se délite en guerres des Balkans, et luttes des Grecs de la Mer Egée (1897 la Crète est rattachée à la Grèce), la carte de l’Empire que le Sultan fait afficher est de plus en plus périmée…Les grandes puissances sont en embuscade.

 

En même temps, sur d’autres rivages Mustapha Kemal étudie à l’école militaire de Monastir (c’est moi qui fait le parallèle, l’auteur n’y fait aucune référence). Ce gros roman peut être lu comme un roman historique, d’ailleurs la narratrice racontera l’histoire jusqu’au XXIème siècle.

« Il fit des rêves et des cauchemars étranges, il montait et descendait sur les vagues d’une mer déchaînée ! Il y
avait des lions qui volaient, des poissons qui parlaient, des armées de chiens qui couraient au milieu des
flammes ! Puis des rats se mêlaient aux flammes, des diables de feu rongeaient et dépeçaient des roses. Le treuil d’un puits, un moulin, une porte ouverte tournaient sans relâche, l’univers se rétrécissait. De la sueur semblait goutter du soleil sur son visage. Ses entrailles se nouaient, il voulait s’enfuir en courant, sa tête s’embrasait puis s’éteignait successivement. Le plus effrayant, c’était que ces rats, dont depuis deux semaines on entendait les couinements aigus résonner dans les geôles, dans la Forteresse et dans tout Mingher, et qui prenaient les cuisinesd’assaut, dévoraient les nattes, les tissus, le bois, leurs hordes maintenant le pourchassaient dans tous les couloirs de la prison. Et Bayram Efendi, parce qu’il craignait d’avoir lu les mauvaises prières, fuyait devant les rats. »

C’est aussi l’histoire d’une épidémie de peste, maladie terrifiante puisque très létale et très contagieuse. Yersin, en Chine, (1894) a déjà mis en évidence la transmission par les puces des rats. Nous allons assister à toutes les phases de l’épidémie (un peu comme la Peste de Camus, et beaucoup comme récemment avec le Covid). D’abord l’incrédulité, puis des mesures pour limiter la contagion, fumigations, désinfections pièges à rats, enfin les confinements et quarantaines, mise à l’isolement de familles entières, hôpitaux saturés, et les révoltes des religieux, le fatalisme…

C’est aussi l’essor de l’identité nationale de Mingher. Au plus fort de l’épidémie, le major proclame l’indépendance. Tout un roman va se construire autour du personnage. Renaissance d’une langue locale (originaire de la mer d’Aral???) . Hagiographie, enrôlement de la jeunesse des école dans ce roman national. En filigrane, on devine certaines analogies. Introduction de l’idée de laïcité, pour éviter les conflits confessionnels entre musulmans et orthodoxes et aussi pour promouvoir les mesures sanitaires scientifiques face aux pratiques superstitieuses.

« Les eaux de la rivière Arkaz étincelaient sous le pont comme un diamant vert du paradis, en contrebas s’étendait le Vieux Bazar, et de l’autre côté, c’était la Forteresse, et les cachots sur lesquels il avait veillé toute sa vie. Il pleura en silence un moment. Puis la fatigue l’arrêta. Sous la lueur orange du soleil, la Forteresse semblait plus rose que jamais. »

Pour construire ce roman foisonnant, Pamuk a imaginé une île, il l’a décrit avec pittoresque. L’arrivée dans le port est grandiose. Il décrit des quartiers populaires, des rues modernes avec des commerces, des agences de voyage, des bâtiments officiels. On pense à Rhodes, à toutes les îles du Dodécanèse (la 13ème?) avec ses ruines byzantines, ses fortifications vénitiennes, puis ottomanes, son phare arabe. Peuplée pour moitié de Turcs musulmans et de Grecs orthodoxes. Certaines communautés sont absentes, un seul arménien, un peintre qui ne vit pas sur l’île, pas de Juifs… Ces absents m’interrogent.

Nous nous promenons avec grand plaisir dans le landau blindé dans les criques rocheuses ou dans les vergers des belles villas bourgeoises. Cela sent le crottin, les plantes méditerranéennes, mais aussi le lysol souvent, et les cadavres parfois. Le lecteur est immergé dans cette île merveilleuse de Mingher, il aimerait qu’elle existe pour y passer des vacances.

« Aujourd’hui, à l’heure où le gouvernement de la République de Turquie, un siècle et quelques années plus tard, redécouvre Abdülhamid – sultan tyrannique, certes, mais pieux, nationaliste et aimé du peuple, toutes qualités dignes d’éloges – et donne son nom à des hôpitaux, nous savons désormais, grâce aux historiens spécialisés, à peu près tout ce qu’il faut savoir sur la passion de leur cher sultan pour les romans policiers. »

Peut-on imaginer, entre les lignes, des allusions à la Turquie contemporaine?

Madame Hayat – Ahmet Altan – Actes sud

TURQUIE

Roman d’amour, roman d’apprentissage, c’est une très belle histoire, toute en nuances, toute en finesse que Ahmet Altlan a imaginée alors qu’il était emprisonné. 

Fazil, étudiant en littérature, ruiné à la suite de la faillite et du décès de son père, emménage dans une sorte d’auberge où vivent des personnages marginaux, un père et sa petite fille, un videur de boîte de  nuit excellent cuisinier, un pieux travesti, un Poète qui n’écrit guère de poésie mais plutôt des écrits politiques. Il a trouvé un travail comme figurant dans une émission de variétés à la télévision. Au cours d’un tournage, il fait la connaissance de Madame Hayat (madame la Vie), une femme d’âge mûr, très libre et très séduisante. Malgré la différence d’âge, de statut social, d’intérêt dans la vie, une relation amoureuse se trame. Madame Hayat a une personnalité originale : 

Telle était l’immense liberté que j’éprouvais en m’affranchissant des bornes du temps. Madame Hayat était libre. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne.

Peut-être que la seule responsabilité que j’aie envers moi-même est de me rendre heureuse. Comme à l’instant, ce que tu essaies de ruiner…

Fazil rencontre aussi Sila, une jeune fille de son âge, également étudiante en littérature, dont la famille aisée autrefois, se trouve frappée d’ostracisme politique et ruinée. Ils ont en commun l’amour de la littérature. Sila est charmante, ils sont amoureux, ont un projet : émigrer au Canada et fuir la Turquie où des jeunes étudiants manquent de perspectives.

Le lien spécial nous unissait, Sıla et moi, un lien solide fait de plaisirs partagés, d’un passé semblable, d’une
passion commune pour la littérature, et surtout de toutes les catastrophes que nous avions vécues. Mais
nous ne savions que faire de ce lien, nous n’arrivions pas à nous décider, rester amis, devenir le confident
de l’autre, ou être amants.

Fazil mène ses deux relations amoureuses de façon aussi intense mais il devra choisir quand Sila va organiser leur expatriation. Partira? Restera?

L’auberge où loge Fazil se trouve dans une rue « chaude » de la ville, des individus munis de grands bâtons font régner l’ordre moral et même la terreur quand le Poète se verra contraint au suicide. Par touches subtiles, l’auteur montre la censure, l’ordre et la peur que la dictature instaure.

Faire une blague sur le gouvernement est devenu un crime. Dorénavant, interdit de blaguer.

Il est aussi question de littérature, du courage en littérature. Comment enseigner la littérature? Les enseignants font preuve de courage, et pas seulement en littérature.

« Le fond de toute littérature, c’est l’être humain… Les émotions, les affects, les sentiments humains. Et le produit commun à tous ces sentiments, c’est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu’un, vous rendre maître de son cœur et de son âme, c’est l’amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu’un, c’est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens et les contraindre à vous obéir, c’est le pouvoir. Quand c’est l’argent que vous désirez plus que tout, c’est l’avidité. Enfin, quand vous voulez l’immortalité, la vie après la mort, c’est la foi. La littérature, en vérité, se nourrit de ces cinq grandes passions humaines dont l’unique et commune source est le désir de possession, et elle ne traite pas d’autre chose. Tel est le fond. Il s’arrêta pour regarder la salle. — Comment changerez-vous ce fond-là ? »

Suites byzantines – Rosie Pinhas-Delpuech –

ISTANBUL ANNEES 1950-1960

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J’ai découvert Rosie Pinhas-Delpuech avec Le Typographe de Whitechapel  et j’ai eu envie de mieux connaître cette auteure, aussi traductrice de l’Hébreu, polyglotte, native d’une Istanbul cosmopolite et multiculturelle. 

Avec les Suites byzantines, je ne pouvais mieux tomber : suite de nouvelles formant un roman d’apprentissage : une petite fille décrit la perception de son environnement familial, la découverte de son quartier stambouliote, et des îles où elle passe ses vacances. Enfin, son parcours scolaire, entre l’école élémentaire turque, « école aimée de Dame Nénuphar » où elle apprend à écrire et lire le Turc qu’elle ne parlait pas, puis son entrée au Lycée français de Jeunes Filles, Notre Dame de Sion conditionnée à un apprentissage du Français écrit, qu’elle parle et lit.  

La future traductrice vit dans un univers polyglotte, elle passe d’une langue à l’autre à la maison tandis que la Turquie d’Atatürk a révolutionné la langue turque, « faisant le ménage des vieux mots arabo-persans » et allant rechercher des sonorités turkmènes et mongoles évoquant la steppe. L’acquisition du turc, chez les minorités juives, grecques ou arméniennes est une question politique, sous la contrainte.

Quelle est ta langue mère? demandent entre eux les enfants à l’école. Question embarrassante qui laisse l’enfant sans réponse. Elle n’a pas de langue mère. Sa langue mère est la langue père mais cela ne se dit pas. il n’y a pas de langue paternelle, il n’y a de langue que maternelle[…]Ni le juif espagnol ni l’allemand de la mère ne répondent à ces critères. L’un est domestique, l’autre une greffe contre nature. Les Juifs ont-ils une langue maternelle? […]par une nostalgie grandissante pour cette impossible langue l’enfant se prend d’amour pour une mythique Asie centrale et le turc qui en émane. Une langue qu’elle apprend à mesure qu’elle l’écrit… »

Juif-espagnol de la mère et de la Grand mère, allemand, français, mais aussi hébreu. La petite fille est fascinée par l’œil de la radio de ses parents qui diffusent aussi du grec (que les voisins parlent), du bulgare (que les parents comprennent). Très jeune, elle joue avec les sonorités voisines (ou pas) l’étymologie des mots. Richesse aussi des multiples cultures, contes de Grimm ou d’Andersen, fables d’Esope, récits de la Bible …l’imaginaire de la petite fille est nourri à diverses sources et tellement riche. 

Très jeune, elle prend conscience du statut de minorité dans un environnement très nationaliste, elle détecte le mensonge des parents au recenseur, elle comprend l’importance du drapeau turc qu’il faut suspendre dans la rue. Soumission au buste d’Atatürk à l’école. Manifestations pour la partition de Chypre et émeutes intercommunautaires.

La première partie : Suite byzantine est centrée autour de la petite fille tandis que la deuxième Entre les îles met en scène différents personnages, Esma la folle, Ahmet l’éboueur, Alfred le clochard. La tonalité est plus grave, plus mélancolique et nostalgique. Le charme reste entier. 

Quelle lecture charmante!

 

Trois Anneaux – un conte d’exils – Daniel Mendelsohn – Flammarion

LA COMPOSITION CIRCULAIRE : UNE LECON D’ECRITURE

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« Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage. Ce fut un voyage sinueux et semé d’écueils ; l’étranger est fatigué. Il approche enfin de l’édifice qu’il habitera un certain temps et, laissant échapper un léger soupir, il avance vers l’entrée, dernière étape, brève, du chemin improbable et détourné qui l’a conduit jusqu’ici. Il a peut être quelques marches, qu’il gravit d’un pas las. Ou bien d’une arche floue se fondant à l’obscurité béante, comme quelque personnage mythologique disparaissant dans la gueule d’un monstre. Ses épaules ploient sous le poids des sacs qu’il porte, les deux sacs contiennent désormais tout ce qu’il possède, à l’exception de la femme et de l’enfant. Il a fait son bagage à la hâte. Qu’emporter? Qu’est-ce qui est le plus précieux? L’un des sacs contient probablement des livres. »

Un conte d’exils : Odyssées, exil  des Byzantins à la chute de Constantinople, copistes, poètes philologues qui apportèrent la culture de l’Antiquité, exil des protestants français en Prusse, exil des Juifs fuyant le nazisme….

Voyage sinueux, chemins détournés, Ulysse « polytopos » aux mille détours, l’écriture peut aussi être digression, déviation, tours et détours…..Mendelsohn, au terme de la longue enquête  à travers le monde qui a conduit à la rédaction des Disparus rentre très éprouvé. Il a des difficultés à se remettre à l’écriture, commence ce qui va devenir Une Odyssée : un père, un fils, une épopée . Son éditeur lui conseille de rompre le récit linéaire et d’adopter une composition circulaire. Cet usage de la digression est le procédé qu’Homère a utilisé en greffant un épisode nouveau au beau milieu des chants III et IV : l’apparition d’Athéna sous la forme de Mentor à Télémaque lui conseillant de partir à Pylos et  à Sparte . Ce procédé est récurrent chez Homère :

« Le goût des Grecs pour la façon dont, paradoxalement, la digression et la « variété » aristotélicienne peuvent davantage mettre en valeur un thème plutôt que l’éclipser »

Selon le principe de la disgression, parcourant des cycles, les trois anneaux gravitent autour de trois écrivains.

Réfugié à Istanbul, en 1936, comme nombreux universitaires chassés par le régime nazi, Auerbach, spécialiste de littérature comparée y rédige son Mimesis avec l’idée de littérature universelle, Weltlitteratur, concept déjà développé par Goethe. Et comme de juste, Mendelsohn fait une digression passionnante sur le Divan persan traduit par Goethe, qui a réuni ses poèmes dans le recueil : le Divan d’Orient et d’Occidentsans oublier le détour par Evliya Celebi

La deuxième partie intitulée L’éducation des Jeunes Filles a pour centre de gravité le Télémaque de Fénelon. Et l’on en revient évidemment à Ulysse! Elégant détour par la Crète où un des cousins de Fénelon combattit avec les troupes vénitiennes. On boucle la boucle en retournant à Berlin au Lycée Français qui a donné son titre à l’anneau autour de Auerbach. L’Education des Jeunes filles évoque les Jeunes Filles en Fleur et on découvre qu’il est possible de réunir Guermantes en passant par le côté de chez Swann.

Le troisième anneau a pour personnage principal Sebald (avec ses Anneaux de Saturne) que je ne connais pas du tout mais que Mendelsohn me donne furieusement envie de lire. Il revient au début du livre commencé avec Les Disparus illustrant encore la composition circulaire

C’est un livre  riche, construit  intelligemment et une lecture qui suscite des envies de nouvelles lectures. Cependant je ne recommanderais pas ce livre pour découvrir Mendelsohn. Pour profiter des Trois Anneaux il convient d’avoir lu Les Disparus (qui est un chef d’oeuvre) et Une Odyssée (également un grand livre) pour profiter de ces contes d’exil. 

 

Rachel et les siens – Metin Arditi

Depuis longtemps j’ai envie de lire Metin Arditi  et découvrir cet écrivain. La sortie de Rachel et les Siens est aussi l’occasion d’un voyage littéraire dans ce Proche Orient. Ce livre est dédié A la mémoire de Martin Buber ce qui a piqué ma curiosité. 

Saga familiale qui s’ouvre à Jaffa en 1917 et qui se déroule à Tel Avivjusqu’en 1938, puis à Istanbul pendant la Guerre, et enfin à Paris, Genève  pour s’achever à Jaffa en 1982.

Quelle personnalité singulière que celle de Rachel : 

Elle était née en Palestine ottomane. Elle avait vécu son adolescence et une partie importante de sa vie d’adulte
sous mandat britannique… Lorsque l’État d’Israel s’était constitué, elle avait déjà émigré de Turquie pour la
France

Juive de langue arabe, ayant passé son enfance dans une maison où cohabitaient deux familles pour une même cuisine, les parents de Rachel et ceux de Mounir, des Arabes chrétiens. Mounir et Rachel, frères et soeur de lait et inséparables. La première crise correspond à l’arrivée d’Ida, la petite orpheline de colons ashkenazes, suivie de l’avancée des Anglais. L’harmonie et la coexistence entre Juifs et Arabes de Jaffa est menacée. Les parents de Rachel doivent quitter le quartier. Ils se réfugient dans un kibboutz où ils apprennent l’hébreu, découvrent le sionisme et le théâtre. La vision égalitariste, le travail manuel ne les séduisent pas spécialement, le théâtre, en revanche sera la vocation des deux sœurs ; Rachel qui aimait raconter des histoires sera dramaturge, et Ida, actrice! Au kibboutz, théâtre et agitprop se confondent souvent. Les pièces de Rachel seront politiques et dérangeantes! Rachel ne sera pas un auteur à succès en Palestine. 

« Elle n’était pas faite pour le succès. Son monde était celui des naïfs, de ceux qui s’accrochent à des principes
plutôt qu’au goût du jour. À ce qui dérange plutôt qu’à ce qui plaît. Il fallait qu’elle pense à faire autre
chose, au lieu de gratouiller en vain des piles de cahiers dans l’espoir de voir un jour l’une de ses pièces montée. »

Le sujet qui lui tient à cœur est la coexistence des Juifs et des Arabes et elle adapte le sujet des Perses d’Eschyle

Pour raconter le retour de Xerxès en Perse après sa défaite à Salamine, Eschyle crée le théâtre contemporain : il
se met dans la peau du vaincu. Il veut comprendre ses émotions, son humanité. Il m’a semblé intéressant de
décrire les réactions d’un groupe de Juifs qui s’apprêtent à monter la pièce d’Eschyle, de comparer la situation
des Grecs après la bataille de Salamine à celle qui pourrait un jour être celle des Juifs en Palestine.
…….
Et si ce sont les Palestiniens qui perdent la guerre, comment les traiterons-nous ? Avec l’humanité de ceux qui
ont connu l’exil ? Ou avec l’arrogance des vainqueurs, dont parle Eschyle ? »

Avec son mari Karl, elle suit la mouvance intellectuelle de Martin Buber et Brit Shalom :

« Ce n’était pas une question. Brit Shalom, le mouvement de Martin Buber, qui prônait la constitution d’un État
binational, avait été un échec.

Karl, ils étaient des dinosaures de la cohabitation entre Juifs et Arabes, elle le savait. Le mouvement avait tenu
quelques années. Puis, avec l’afflux d’immigrants et le succès d’une Tel-Aviv toujours plus grande, plus forte,

les velléités de coexistence avaient été balayées. Elle n’arrivait pas à écrire autre chose que des pièces à contre-
courant. « 

Cet aspect du livre m’a beaucoup intéressée. Il m’importe de ne pas occulter cette histoire des idées, le sionisme n’a pas toujours été monolithique, ses mises en cause ne sont pas vraiment mises en évidence.

Vient le drame (non! je ne vous raconterai pas tout!) et Rachel suit Maurice Saltiel à Istanbul. C’est là qu’elle découvre l’antisémitisme et la persécution qu’elle n’imaginait pas . L’Empire Ottoman avait été accueillant pour les Juifs des siècles durant…Mais il s’agit de nationalisme turc, et de persécution des minorités.

De la déportation de son mari, elle tirera encore une pièce difficilement représentable.

Elle se marie à Paris avec un ancien collabo, un homme délicieux, mais…antisémite.

Elle écrira l’histoire d’un homosexuel qui a aimé un allemand. Encore un sujet difficile! …

Décidément Rachel se trouve souvent en porte-à-faux. Sa vie et son théâtre seront  toujours à contre-courant.

Et l’amour? je ne vous en dirai rien, il faut lire le livre.

 

L’EMPIRE OTTOMAN – Le Déclin, la chute, l’effacement – Yves Tenon ed du félin

MASSE CRITIQUE DE BABELIO

 

J’ai coché ce livre sur la liste de la Masse Critique sans aucune hésitation, l’Histoire est toujours plus passionnante que la fiction et la Méditerranée orientale est un  territoire que j’aime explorer, d’ailleurs je rentre d’Egypte. Merci aux éditions du Félin pour cette lecture!

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Ce n’est certes, pas le livre qu’on glissera dans le sac de voyage pour un week-end à Istanbul, 500 grandes pages, imprimées en petits caractères, format et poids rédhibitoires! Ce n’est pas non  plus le « pavé de l’été« à lire sur le bord de la piscine ou à la mer!

C’est du lourd et du sérieux, c’est l’oeuvre d’un historien qui, de plus se présente comme un historien des génocides :

« Les spécialistes des génocides sont de drôles de gens,  des oiseaux  bariolés dans la volière universitaire…

L’historien du génocide est un policier qui enquête, un juge qui instruit un procès. Peu importe la vérité, il découvrira la vérité pourvu qu’il la trouve…. »

écrit l’auteur dans le premier chapitre du livre.

Ainsi prévenu, le lecteur se lance dans un ouvrage sérieux, documenté qui recherche les sources du déclin de l ‘Empire

Ottoman loin dans l’histoire, au début-même de la conquête des Ottomans, au temps de Byzance. Cette histoire va donc se dérouler pendant 600 ans sur un très vaste territoire. On oublie souvent que la Porte régnait de la Perse aux portes de Vienne, du Caucase au Yémen. Histoire au long cours, sur un Proche Orient qui s’étale sur trois continents. Pour comprendre la chute, il importe donc de connaître l’Empire Ottoman à son apogée.

Quand a-t-il commencé à décliner ? A la bataille de Lépante (1571) ou après le second siège de Vienne (1683) avec la paix de Karlowitz (1699) où le démembrement de l’empire commença quand la Porte a cédé la Pologne, la Hongrie et la Transylvanie?

En 1572, après Lépante, Sokollu déclarait à l’ambassadeur vénitien:

« il y a une grande différence entre votre perte et la nôtre. En prenant Chypre nous vous avons coupé un bras. En coulant notre flotte, vous avez seulement rasé notre barbe. Un bras coupé ne repousse pas. Une barbe tondue repousse plus forte qu’avant… »

L’analyse de la société ottomane, de son armée, ses janissaires, le califat nous conduit jusqu’à la page 80, avant que le déclin ne soit réellement commencé avec l’intervention des occidentaux et les Capitulations ainsi que les prétentions russes et le début du règne de Catherine de Russie (1762).

Pendant plus d’un siècle et demie, Serbes, Roumains, Grecs, Bulgares et Macédoniens, enfin Albanais vont chercher à s’émanciper et à construire une identité nationale. Par ailleurs les Grandes Puissances vont jouer le « Jeu diplomatique » qu’on a aussi nommé « Question d’Orient »

« Dans la question d’Orient, cet affrontement des forces qui déchirent l’Europe peut être représenté sous forme d’un Jeu qui tiendrait des échecs et du jeu de go, avec des pièces maîtresses et des pions et où chaque partenaire conduirait une stratégie d’encerclement. Des reines blanches  – de trois à six selon le moment – attaquent ou protègent le roi noir ceinturé de pions. les unes veulent détruire le roi noir, les autres le maintenir dans la partie. Le roi perd ses pions un à un, et les reines tentent de s’en emparer, chacune à son bénéfice, pour se fortifier ou affaiblir ses rivales »

Les puissances sont les reines : l’Angleterre veut garder la Route des Indes, la Russie veut un accès par les Détroits à la Méditerranée, elle utilise son « Projet Grec » en se posant comme protectrice de l’Orthodoxie, l’Autriche-Hongrie veut s’élargir à ses marges, la France se pose comme protectrice des Chrétiens d’Orient, l’Italie et l’Allemagne arrivées plus tard dans le Jeu cherchent des colonies.

L’auteur raconte de manière vivante, claire et très documentée cette histoire qui se déroule le plus souvent dans les Balkans mais aussi dans les îles et en Egypte.

C’est cet aspect du livre qui m’a le plus passionnée. Lorsqu’on envisage les guerres d’indépendance de la Grèce à partir de Constantinople, on peut rendre compte de toutes les forces en présence aussi bien le Patriarcat et les Grecs puissants de Constantinople que les andartes, sorte de brigands, les armateurs, les populations dispersées autour de la mer Noire jusqu’en Crimée, les armateurs et surtout les manigances russes. La Grande Idée se comprend bien mieux comme héritière du Projet Grec russe.

Les Révoltes Serbes, les comitadjis macédoniens ou bulgares trouvent ici leur rôle dans ce Grand Jeu. Les guerres fratricides qui se sont déroulées dans la deuxième moitié du XXème siècle dans les Balkans  en sont les héritières.

L’auteur explique avec luxe de détails les traités de San Stefano (18778) et le Congrès de Berlin(1878) que j’avais découverts à Prizren (Kosovo) avec la Ligue de Prizren qui est à l’origine de l’indépendance albanaise.

On comprend aussi la formation du Liban. On comprend également pourquoi Chypre fut britannique, Rhodes et le Dodécanèse italien….

Après une analyse très détaillée (et plutôt fastidieuse) de la Première Guerre mondiale les événements se déplacent des Balkans vers le sud, à la suite des intérêts britanniques et français et des accords Sykes-Picot, tout le devenir du Moyen Orient s’y dessine. 

Les accords de paix clôturant la Grande Guerre portent en germe l’histoire à venir : Traités de Versailles, de Sèvres, de Lausanne. Les négociations sont racontées par le menu, là aussi j’ai un peu décroché.

La fin du livre se déroule dans le territoire rétréci de l’Asie Mineure, éléments fondateurs les Jeunes Turcs, le  Comité Union et Progrès, le qualificatif « Ottoman » est remplacé par « Turc », le nationalisme turc prend le pas sur l’islam, il y eut même un courant touranien avec une orientation vers l’Asie Centrale ou le Caucase. Deux événements fondateurs : le génocide Arménien  et la prise de pouvoir par Mustafa Kemal, émergence d’un populisme laïque et nationaliste. L’historien refuse l’hagiographie et analyse le parcours de Kémal. 

Chaque chapitre est remarquablement bien construit. La lecture étant ardue, il m’a fallu me limiter à un chapitre à la fois. Passionnant mais parfois indigeste, j’ai reposé le livre, pris le smartphone pour avoir la version simplifiée de Wikipédia, pour des cartes, des dates. Il m’a parfois semblé que ce livre était destiné à des lecteurs plus avertis que moi.

Un seul reproche : les cartes sont peu accessibles, trop rares et réparties au milieu du texte, un cahier sur un papier glacé au milieu, au début ou à la fin aurait facilité le repérage. De même, la toponymie laisse parfois le lecteur désorienté : pourquoi avoir utilisé Scutari au lieu de Shkoder en Albanie, toujours en Albanie Durrazzo pour Dürres, Valona pour Vlora? Angora pour Ankara…C’est un détail, mais encore c’est le smartphone qui m’a dépannée.

Je vais ranger ce gros livre bien en évidence parmi mes livres de voyage parce qu’il raconte aussi bien l’histoire de la Grèce, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Bosnie, de l’Egypte que de la Turquie moderne! C’est un indispensable pour comprendre les enjeux des luttes actuelles et aussi pour comprendre pourquoi le génocide arménien est encore nié dans la Turquie moderne.