Le Neveu du Négus – Andrea Camilleri – Fayard

LIRE POUR L’ITALIE

Les romans historiques de Camilleri sont des lectures jubilatoires.  Même si je lis régulièrement et avec grand plaisir ses polars avec Montalbano je garde un souvenir inoubliables des rigolades du Roi Zozimo, qui m’a fait découvrir l’auteur et de tous ceux qui m’ont fait rire ou sourire. 

Sous couvert d’un roman épistolaire, échange de courriers administratifs , (avec entête du Ministère, de l’Ecole des mines, du commissariat…., numéro de référence, formules consacrées « Au nom du Duce! »  « Salutations fascistes, A NOI.. ») c’est une farce qui se déroule. 

 

« Je me présente : Porrino au rapport. – Qualité ? Motifs de votre venue ? On se dépêche. L’homme qui emploie
dix mots quand cinq suffisent n’a rien compris à l’esprit dynamique du fascisme. »

[…]
« On ne vous demande pas de comprendre, Porrino ! Tout ce qu’on vous demande, c’est de croire et d’obéir !
Ainsi que de combattre le moment venu ! »

Comme dans nombreux livres de Camilleri, l’action se déroule à Vigatà cité inventée par l’auteur qui a fini par devenir le second nom de Porto Empedocle. Le roman débute à la veille de la rentrée de septembre 1929 pour se terminer en janvier 1930., donc avant l’invasion mussolinienne de l’Abyssinie. Pour favoriser des négociations diplomatiques avec l’Ethiopie, les autorités fascistes exigent du Directeur de l’Ecole des Mines de Vigatà d’inscrire dans ses rangs un prince éthiopien Gfhané Solassié, neveu du Négus.

 « Dans ce cas, vous tempérerez la rigoureuse discipline fasciste avec un peu de bon sens romain. Les Romains faisaient marcher leurs légions invincibles en utilisant le bâton et la carotte ! Une punition aujourd’hui, une récompense demain. Compris ? »

Les échanges de courrier montrent les compromissions et les bassesses de tous les intermédiaires qui sont forcés d’avaler toutes sortes de couleuvres, de financer le train de vie princier du jeune homme et surtout d’éviter tout incident diplomatique, sous peine de sanctions lourdes et même de relégation et d’exil.

Par conséquent, le bon sens exige que tous les communistes, socialistes, anarchistes et subversifs encore présents à Vigàta, bien que déjà fichés, soient l’objet d’une surveillance accrue de la part des forces de l’ordre et que,pour les cas d’insoumission caractérisée et incontrôlable, l’on prenne les mesures de coercition qui s’imposent, détention comprise.

Et justement, le prince va leur faire subit un véritable cauchemar avec ses caprices, ses exigences burlesques, et ses dépenses inconsidérées. De peur de spoiler, je vous laisse découvrir ces aventures burlesques et vous promet beaucoup d’amusement. 

Camilleri s’est inspiré d’un fait historique : la présence à Caltanissetta du prince Brhané Silassié à l’Ecole des Mines de 1929 à 1932, qui mena grande vie et se couvrit de dettes. Evidemment le personnage de la farce est imaginaire. 

« Ainsi je le répète : si les faits principaux, tels que la tentative d’impliquer le prince dans les visées
expansionnistes de Mussolini, ses aventures amoureuses et le pied de nez final, relèvent de la pure invention, le climat général est authentique – une véritable stupidité collective à mi-chemin entre la farce et la tragédie qui, hélas, marqua toute une époque. »

Publié en 2010, ce conte drolatique serait il en 2023 politiquement correct alors que la mode est de supprimer le nom « nègre » par des paraphrases, et que la cancel culture chasse tout black face? Il me semble que la critique de la bêtise mussolinienne et du racisme fasciste l’emporte sur ces détails. D’ailleurs la couverture, une marionnette, donne tout de suite le ton.

 

 

 

Meurtre aux Poissons Rouges – Camilleri et Lucarelli

POLAR ITALIEN/ROMAN EPISTOLAIRE

 

Un très mince Pocket de 156 pages réunit les détectives de ces deux auteurs connus. Plaisir de les retrouver, surtout Salvo Montalbano qui n’aura plus de nouvelle enquête (mais la production de Camilleri est abondante et je suis loin d’avoir épuisé le sujet). 

L’éditeur, Daniele di Gennaro, à l’occasion du tournage d’un documentaire réunissant les deux auteurs suggère :

« Comment se comporteraient vos personnages, Salvo Montalbano et Grazia Negro, avec un cadavre sur les bras? Comment agiraient-ils ensemble?  « 

et qualifie les échanges de Jam-session littéraire 

Cinq ans plus tard, un roman épistolaire concrétise cet essai!

Et c’est réussi! Cela ne restera pas dans les annales comme un chef d’œuvre, plutôt comme un clin d’oeil amusant pour les lecteurs fidèles.

La Huitième Vibration – Carlo Lucarelli

LE MOIS ITALIEN

“Nous y sommes allés sans préparation, mal commandés et indécis et, ce qui est pire, sans le sou. En nous fiant à la chance, à l’art de s’arranger et à notre bonne mine. Nous l’avons fait pour donner un désert aux plèbes déshéritées du Midi, un débouché au mal d’Afrique des rêveurs, pour la mégalomanie d’un roi et parce que le président du Conseil doit faire oublier les scandales bancaires et l’agitation de la rue. Mais pourquoi est-ce que nous faisons toujours ainsi, nous autres, Italiens ?”

Comme Le Temps des Hyènes, La Huitième Vibration, raconte la colonisation italienne de l’Erythrée et la guerre contre l’Ethiopie en 1896 qui a abouti à la défaite d’Adoua le 1er mars 1896. L’action se déroule dans la ville portuaire de Massoua, sur la rive africaine de la Mer Rouge. 

Les personnages sont pour la plupart des Italiens militaires. Les officiers ont choisi (pas toujours) le service en Afrique, et pas toujours pour de bonnes raisons. Les soldats ne comprennent pas tous ce qu’ils viennent faire. Ils proviennent de différentes régions d’une Italie qui n’a été unifiée que depuis une trentaine d’années et qui ne se comprennent pas tous. L’auteur s’applique à jouer avec les différents dialectes, accents si différents que le berger des Abruzzes ne comprend pas ses chefs, et ne s’en fait même pas comprendre, que le carabinier sarde  né à Bergame, mélange les deux prononciations, Siciliens et Vénitiens sont aussi très différents… le traducteur s’amuse à différentier les différents parlers : c’est Quadruppani rompu à l’exercice quand il traduit Camilleri. Mon niveau en Italien ne me permettrait pas d’apprécier les nuances. 

Différentes origines sociales se croisent, se toisent. Il y a même un anarchiste pacifiste, réussira t il à ne pas tirer? Le journaliste cherche un scoop. Un carabinier cherche un meurtrier d’enfant, anonyme, il poursuit le suspect. Roman policier. Roman d’amour.

Les Africains, tigréens, éthiopiens, arabes vivent à la marge de la colonie. Les femmes sont le plus souvent des prostituées. Askaris, zaptiés, supplétifs de l’armée italienne. Espions de Ménélik aussi….

 

« Vous le savez comment on l’appelle, Otumlo ? – Non. – Minableville, on l’appelle. – Bon, d’accord. Et qu’est-
ce qu’il vend, le Grec ? – Les personnes. Il vend des sharmutte… des putains, des gamins, des ouvriers agricoles… autrefois aussi des esclaves, quand il y avait les Égyptiens. Maryam a dit à mon espionne que l’autre
soir un soldat italien est venu pour acheter un enfant. »

Il fait très chaud à Massoua. L’action s’englue. L’histoire se traîne  (c’est voulu) dans une atmosphère de corruption. Elles ne sont pas jolies, les colonies.

Quand les troupes partent en guerre des fiers-à-bras, des lâches, des idiots se révèlent

Non, ce n’est pas du patriotisme, non, par Dieu, d’envoyer de nouveaux soldats au massacre… ni de garder là-bas ceux qui y ont été envoyés, parce que vos erreurs, ce sont vos fils qui les paient… mais vous ne comprenez pas, oh, bande de crétins, que les patriotes, ce sont les Abyssins ?” Et il aurait même ajouté : Ribellione, d’Ulysse Barbieri, un grand auteur, mais le sergent s’était immobilisé d’un coup. »

Et le désastre est inéluctable.

Après Le Temps des Hyènes , l’effet de surprise ne joue plus. J’avais été bluffée par ce dernier livre. Je retrouve la même histoire ; policier, historique, africain. 

Une bonne lecture!

Péché Mortel – Carlo Lucarelli

POLAR HISTORIQUE

Bologne 1943

L’histoire commence le  24 juillet 1943 tandis que les combats font rage en Sicile et se termine , le jeudi 2 décembre 1943 avec la déportation des Juifs. Entre temps, la situation politique et militaire est très confuse : juillet, Mussolini démissionne, le Roi prend le commandement des armées avec Badoglio. Début septembre, les Allemands occupent Bologne, la République est proclamée et les fascistes sont de retour sous la coupe des occupants.

« Mais qu’est-ce qui se passe ? – Mussolini est tombé, dit l’agent. – Il s’est fait mal ? demanda De Luca. Les
policiers échangèrent des regards perplexes avant de se mettre à rire. – Mais non ! Le gouvernement est tombé. »

L’auteur rythme le récit de l’intrigue policière par les titres du journal local, Il resto del Carlino, évènements marquants  aussi rationnement alimentaire, sortie de films et même émissions de la radio.

Le commissaire De Luca est un policier consciencieux, en cherchant à démanteler un réseau de marché noir, il butte sur un cadavre. Cadavre sans tête. Suivant son flair d’enquêteur, il découvre une tête sans corps. Affaire résolue? Pas du tout, la tête n’est pas celle du cadavre! De Luca se laisse emporter par cette énigme malgré la réticence de ses chefs.

« Alors qu’il peut arriver n’importe quoi… les fascistes, bon, ceux-là, maintenant… mais les communistes, qui  sait, bref, il peut arriver n’importe quoi et nous, au lieu d’aider à garder la situation en main, on va à la chasse…  de quoi, De Luca, mon garçon, de quoi ? « 

Alors que les bombardements font des dizaines de victimes civiles, que les combats dans le sud de l’Italie sont meurtriers, que des italiens sur le front de l’Est ne reviendront pas, qui se soucie de l’assassinat de deux inconnus? Même s’ils deviendront quatre. Et encore moins s’il s’agit d’un Trafiquant de marché noir, un aristocrate débauché, joueur et de trafic de cocaïne! La corruption gangrène aussi bien les autorités. Et surtout quand on découvre que l’une des victimes était un juif et l’autre un albanais, c’est connu, les Albanais ont un code, le Kanun, qui dicte des vengeances cruelles!

« Un apatride et un interné. Qui ça intéresse ? Je ne peux pas nier qu’on l’aurait fait encore, mais faites-moi
confiance, je n’aurais choisi que des gens comme ça. Juifs, exilés, réfugiés, internés, deux ou trois, quatre au
maximum, pas plus. Qui ça intéresse ? Qui en sent le manque ? »

Alors que dans les rues on défile en chantant Bandiera Rossa 

 une inscription à la peinture rouge sur le mur, “Nous voulons des pâtes et de l’huile, Badoglio et le roi à la cave, le Duce à la guillotine”,

Dans les bureaux des chefs, on complote, on cache les portraits du duce compromettants, on organise sa fuite et on met à l’abri ce qui peut être utile. On se défile de ses responsabilités. Cachotterie, copinages, corruption à tous les étages, même menaces. J’ai eu un peu de mal à identifier qui était milice, police, fascistes. Peut-être, cette confusion est intentionnelle? Quant au fichage des Juifs, personne ne veut ouvertement prendre la responsabilité de transmettre une liste aux Allemands mais tout le monde se moque de leur sort.

Un polar addictif, une lecture qu’on ne veut pas lâcher.  J’ai aussi appris beaucoup sur la vie quotidienne sous les bombes. De nombreux détails sont marquant. Saviez-vous qu’en 1943 un film est sorti dans les salles « la vie est belle? »

 

Grandeur nature – Erri de Luca

LITTERATURE ITALIENNE

Quand revient le mois de mai, revient le Mois de la littérature italienne/ Il Viaggio initié par Eimelle d’abord, puis administré par Martine, il a changé récemment de nom pour intégrer la cuisine et la culture italienne. J’attends chaque année ce rendez-vous qui est aussi celui de mes auteurs italiens préférés. Chaque année je lis un livre (ou plus) de Camilleri, d‘Erri de Luca, et j’en découvre d’autres sur les conseils des blogueuses.eurs. 

J’ai découvert Erri de Luca avec Montedidio qui m’a incité à partir illico pour Naples, j’ai fait confiance à l’auteur et ai rarement été déçue quoique ses romans napolitains sont mes préférés. Impossible et les textes écrits pendant le confinement Le Samedi de la Terre ont aussi trouvé un écho militant et écologique qui m’ont parlé. Récemment j’ai écouté sa voix dans des podcasts de Radio France : L’Heure Bleue. 

Grandeur nature est un recueil d’une vingtaine de nouvelles et textes courts  souvent autobiographiques, sur le thème du rapport père-fils. Erri de Luca même septuagénaire, se considère toujours un fils puisque qu’il n’a jamais eu d’enfant. 

Chagall – Portrait du Père

Le texte GRANDEUR NATURE s’ouvre sur le portrait du père de Chagall avec l’émancipation du fils qui s’exile, de sa ville et de sa langue, le yiddisch, mais il se mêle au texte biblique du sacrifice d’Abraham et de l’obéissance d’Isaac qui se laisse lier, attacher pour le sacrifice . Obéissance insensée.

N’existe-t-il pas de légitime défense contre son père, n’existe-t-il pas un droit de rébellion ? Est-ce bien moi qui ai écrit cette phrase, démenti de moi-même, des jeunes d’une génération qui s’est insurgée contre les pères ?

Je n’arrive pas à adhérer aux références au textes sacrés et surtout à l’hébreu bibliques. Pourquoi donc traduire lecaved en « donner du poids » et non pas en « honorer »? Quand on félicite quelqu’un « col hacavod » c’est un honneur et  non pas une charge! peut être mon hébreu moderne parasite la lecture religieuse. La recherche du sacré dans les textes m’est totalement étrangère et même m’agace un peu. Ironie de cette référence quand je lis plus avant dans le livre le chapitre sur Mai 68

Un court texte intitulé Note rappelle que Marc Chagall  et Stravinsky étaient détenteurs d’un passeport Nansen 

« Un apatride est quelqu’un qui perd sa nationalité par privation d’État. En Italie, les lois raciales de 1938 la retirèrent aux personnes d’origine juive.
Nansen reçut le prix Nobel de la paix en 1922 pour le passeport qu’il avait voulu et réalisé. »

Utile rappel dans l’Italie de Meloni!

Dans Notion d’Economie, Erri de Luca raconte son enfance, son éducation, les rapports à l’argent que lui ont transmis ses parents. 

le texte suivant raconte les enfants misérables de Naples. Erri de Luca n’est jamais meilleurs que quand il raconte sa ville.

le Tort du Soldat est une histoire plus longue, tirée d’une version théâtrale ancienne. la culpabilité peut-elle se transmettre à travers les générations? La fille doit-elle porter le lourd héritage du père (alors qu’on lui a caché le tort?). Ici aussi, j’ai calé aux références de la kabbale. Décidément je suis anticléricale totale! le nazi se penchant sur la kabbale, très tordu! 

MERCI est une histoire sur la relation mère/fille que j’ai bien aimé.

UNE EXPRESSION ARTISTIQUE  illustré par un pavé lancé : Qui chute Anvidalfarei  

1968 fut l’année académique du pavé extrait de sa base et projeté en l’air.

nous étions nombreux, enfants de l’après-guerre, de l’élan d’un peuple à se reproduire après les décimations. Nous étions aussi la première génération cultivée en masse. Les deux vertus réunies étaient incendiaires.

Continuons le combat ». De là aussi le nom de l’organisation révolutionnaire italienne qui a suivi : Lotta Continua

Expression artistique : il cite les artistes qui ont donné des oeuvres pour la lutte :

Beuys, Boetti, Castellani, Kounellis, Matta, Schifano.

et il termine :

On me demande parfois ce qu’il en a été de ce temps-là, ce qu’il a laissé. Je réponds : le vide, celui du trou des
parasols retirés à la fin de l’été, profond, même beau à voir, avant que le sable le recouvre sans laisser de trace.

Erri de Luca ancien militant soixante-huitard m’intéresse décidément plus que l’exégèste de la Bible. Et Impossible m’a plus accrochée. 

 

Mai 67 – Thomas Cantaloube – Série noire Gallimard

GUADELOUPE 

 

« Ce n’est pas un affrontement entre flics et grévistes qui dégénère, c’est quelque chose qui remonte des tréfonds de notre histoire. Les gens sur la place de la Victoire ont complètement oublié les demandes d’augmentation. Ils se battent maintenant contre l’injustice, contre ce qu’ont subi leurs parents, leurs grands-parents et toutes les générations avant. Les policiers en face, eux, tout ce qu’ils voient, ce sont des Noirs qu’il faut remettre à leur
place ! »

[…]

Le 27 mai, c’est la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1848,

Qui connaît le massacre du 26 au 28 mai 1967 sur la Place de la  Victoire à Pointe-à-Pitre?

Au cours de notre visite en touktouk de Pointe-à-Pitre, Baptiste, notre guide a immobilisé le touktouk pour nous montrer la fresque et nous conter cet épisode tragique de l’histoire de la Guadeloupe.

Le livre de Cantaloube tente de nous éclairer sur cet épisode oublié de l’histoire récente. Oublié ou occulté? Le décompte des victimes n’a même pas été établi, 8 morts, officiellement, une centaine, avance Christiane Taubira, peut-être davantage. Sans compter les arrestations, et l’emprisonnement en Métropole de syndicalistes et militants et même de personnes n’ayant pas pris part aux manifestations.

Ce n’est pas un livre d’histoire, mais une fiction.  l’auteur est toutefois très bien documenté et livre ses sources.

Trois personnages principaux interviennent : un journaliste ancien flic, un barbouze émargeant aussi bien à la CIA que dans les officines parisiennes d’ultra droite, un ancien truand corse, marseillais, spécialiste des convois de drogue, reconverti skipper transatlantique pour les yachts de luxe. Tous trois connaissent les coups tordus, le maniement des armes, savent donner des coups (et les encaisser). Nous allons suivre les aventures de ces tristes sires en Guadeloupe d’abord, puis à Paris avec combats de rue et barricades de Mai 68. Une France qui s’ennuie comme on l’a dit à la télé? Peut être que la Guadeloupe n’est pas tout à fait la France? En tout cas l’Etat de Droit n’y règne pas vraiment.

Loi du genre, le roman sera bien arrosé de rhum et d’hémoglobine. Ce n’est pas vraiment ma tasse de thé. Je me serais passée des vengeances personnelles. Mais l’aspect trouble de cette période, les personnages comme Foccart, les dessous pas très propres de la France sous De Gaulle sont très bien évoqués.

Anna-Eva Bergman – Voyage vers l’intérieur – au Musée d’Art Moderne de Paris

Exposition temporaire jusqu’au16 juillet 2023

1960 Grande Vallée

Anna-Eva Bergman (1909-1987) est une plasticienne norvégienne. J’ai découvert son œuvre à Antibes au Musée Picasso à côté de celle de Hartung son mari de 1929 à 1938 puis se remarie en 1957. Ils avaient également une maison à Antibes qu’on peut visiter. 

Minorque 1933

Hartung et Bergman s’installèrent à Minorque. Anna-Eva Bergman dessina caricatures et dessins critiquant le pouvoir nazi et Franco

critique du nazisme

mais c’est à son retour en Norvège que dans sa série Fragment d’une île en Norvège elle s’intéresse à la nature, aux galets, aux diaclases du granite, aux textures et aux minéraux.

Composition 1951

Elle introduit des feuilles métalliques dans sa peinture, fait des recherches sur le nombre d’or, fait des recherches de style, incursion dans le cubisme avec cette recherche sur la pluie

1949 Pluie

A partir des années 1950 Anna-Eva Bergman travaille des formes observées dans la nature, construit une sorte d’alphabet de ces formes: montagne, falaises, stèles, galets…

1955der Hochschwebender

Formes, mais aussi transparences et lumière. Elle met au point cette technique très personnelle de feuilles métalliques, argent, aluminium, or et cuivre sur des supports divers, bois ou papier laissant découvrir des fentes, des failles ou des rayures ou au contraire des plis.

1960 Holme îlot

l’exposition présente deux sections : Cosmogonies, transcriptions paysagères puis Epures, captation atmosphériques. Je me promène dans un espace très lumineux, illuminé par la lumière surnaturelle du cercle arctique baigné dans la mer de Norvège, entre mer et fjords

1963 mer de Norvège

Paysages du Finmark je navigue dans cette terre étrange, lunaire, envoûtée, dépaysée

1966 Finmark hiver

Eclairée par le soleil argenté, blafard à travers la brume entre des falaises déchirées et les reliefs verticaux des fjords.

1967 Fjord

Un voyage en terres polaires, ou peut être dans le cosmos!

 

 

Solibo le Magnifique – Patrick Chamoiseau

LECTURES CARAÏBES – MARTINIQUE

Solibo le Magnifique commence comme un roman policier, par le procès verbal rédigé par Evariste Pilon, officier de police. Au pied du tamarinier, au cours d’une soirée de Carnaval, est retrouvé un cadavre

«  le conteur Solibo le Magnifique mourut d’une égorgette de parole en s’écriant Patat’sa »

Sucette, le tambouié, Alcide Victor, commerçant, le surnommé Bête-Longue se disant marin-pêcheur, Doudou-Menar, vendeuse de fruits confits, Patrick Chamoiseau,  Bateau Français surnommé Congo ainsi qu’une demi-douzaine d’autres sont embarqués comme témoins de ce qui paraît aux policiers, un assassinat.

« Le mot assassiné nous précipita dans les sept espèces de la désolation : la tremblade, les genoux en faiblesse, le cœur à contretemps, les yeux en roulades, l’eau glacée qui moelle l’os vertébral, les boutons rouges sans
grattelles, les boutons blancs avec grattelles. Nous nous enfuîmes par en haut, sur les côtés et par en bas. »

Rapidement, la scène dégénère, l’action des forces de l’ordre tourne au pugilat grotesque. L’intervention des pompiers venus enlever le corps complique encore la bataille. Ce n’est plus une scène de polar mais Guignol.  La vendeuse du marché estnla plus enragée Un coup de matraque l’enverra aux urgences de l’hôpital.

« Ô amis, qui est à l’aise par-ici quand la police est là ? Qui avale son rhum sans étranglade et sans frissons ? Avec elle, arrivent aussi les chasseurs des bois d’aux jours de l’esclavage, les chiens à marronnage, la milice des alentours d’habitation, les commandeurs des champs, les gendarmes à cheval, les marins de Vichy du temps de l’Amiral, toute une Force qui inscrit dans la mémoire collective l’unique attestation de notre histoire : Po la poliiice ! »

L’interrogation des témoins est musclée. Les représentants de la loi et de l’ordre mènent l’enquête :

« Afin de coincer ce vieux nègre vicieux, il fallait le traquer au français. Le français engourdit leur tête, grippe leur vicerie, et ils dérapent comme des rhumiers sur les dalles du pavé. En seize ans de carrière, le brigadier-chef avait largement éprouvé cette technique aussi efficace que les coups de dictionnaire sur le crâne, les graines purgées entre deux chaises et les méchancetés électriques qu’aucun médecin (assermenté) ne décèle. – Bien. Maintenant, Papa, tu vas parler en français pour moi. Je dois marquer ce que tu vas me dire, nous sommes entrés dans une enquête criminelle, donc pas de charabia »

Enquête à charge. Jamais le brigadier n’imagine autre chose qu’un assassinat. Il est persuadé que la victime a été empoisonnée. Il va recourir aux pires sévices pour obtenir des aveux…Cette histoire serait tragique sans le génie comique de Chamoiseau (qui se met lui-même en scène) . Le lecteur s’amuse énormément des jeux de mots entre le créole et le français

La question n’est pas là, coupe Évariste Pilon. Il faudra faire rechercher l’état civil de cet homme. Monsieur Bête-Longue, quels sont vos âge, profession et domicile ? – Hein ? – L’inspesteur te demande depuis quel cyclone tu es né, qu’est-ce que tu fais pour le béké, et dans quel côté tu dors la nuit ? précise Bouaffesse.

 

 

Trop occupés à obtenir des aveux, les enquêteurs ne s’intéressent guère à la victime. Qui était Solibo? De quoi est-il vraiment mort?

Qu’est-ce qu’une »égorgette de paroles« ?

Saveur de la langue , entre oralité du conteur et écrit. J’ai pensé au dernier livre que je viens de terminer : Le Conteur la nuit et le panier Chamoiseau se réfère à Solibo. J’ai pensé aussi à la Traversée de la Mangrove de Maryse Condé qui est également une veillée mortuaire. 

Comment écrire la parole de Solibo ? En relisant mes premières notes du temps où je le suivais au marché, je
compris qu’écrire l’oral n’était qu’une trahison, on y perdait les intonations, les mimiques, la gestuelle du conteur,

Sans collier – Michèle Pedinielli

MASSE CRITIQUE MAUVAIS GENRE DE BABELIO

J’ai découvert l’auteur, Pedinielli et sa détective Ghjulia Boccanera à l’occasion d’un de nos voyages en Corse avec La Patience de L’immortelle  ICI polar corse que j’avais bien aimé. J’avais cherché les deux premiers opus de la série qui se passent à Nice, Boccanera et Après les chiens (il vaut mieux les lire dans l’ordre). J’étais donc impatiente de retrouver Diou, son coloc Dan, son ex Santucci et leur univers, le SDF allemand muet, leur cantine favorite et les promenades en scooter dans Nice. 

J’ai donc retrouvé le petit univers, fait plus ample connaissance avec Ferdi, le muet, et suivi  trois enquêtes : accidents du travail sur un chantier de construction, trafic de cocaïne, et la recherche d’une Italienne présumée victime de l’attentat de la Gare de Bologne en 1980.

« Sans collier » qui donne le titre au roman, viennent justement de Bologne

« On les appelait cani sciolti, et finalement, pour eux, c’était une gloire. Ils étaient une petite meute solide et
organique qui vivait avec frénésie »

Cette histoire bolognaise  m’a plu mais le reste ronronne un peu et les bouffées de chaleur de la ménopause ne font pas avancer le récit. Les agressions dont Diou et ses proches sont régulièrement les victimes non plus : se mettre en travers des dealers ou des mafieux, a des conséquences violentes, pas un scoop.

Si un nouvel épisode paraît, je retrouverai avec plaisir mes amis niçois quand même!

Dans la même veine, allez faire un tour dans le Nice de Pinar Selek avec Azucena ICI

 

Là où les chiens aboient par la queue – Estelle-Sarah Bulle

GUADELOUPE

Pour prolonger notre voyage en Guadeloupe, à la suite de lectures de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart, écrivaines reconnues, classiques, j’ai cherché un roman plus récent. Un peu désarçonnée par le titre j’ai voulu tenter l’aventure. 

« Morne Galant somnolait, ramassé sur lui-même. Encore aujourd’hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant : « Cé la chyen ka japé pa ké. » Je te le traduis puisque ton père ne t’a jamais parlé créole : « C’est là où les chiens aboient par la queue. »

Dans ce roman choral, alternent les récits de la narratrice (l’auteure?), de ses tantes Antoine et Lucinde, de son père Petit-Frère. La saga familiale commence à Morne Galant, village perdu dans la Grande-Terre, chez des planteurs de canne : Hilaire, l’ancêtre qui vivra centenaire, est une personnalité respectée dans le village il règne sur les Ezechiel, cousins proches ou éloignés. Hilaire a épousée une Blanc-Matignon, Eulalie dont la famille n’acceptera pas cette mésalliance. Leurs trois enfants, Antoine, Lucinde et Petit-Frère quitteront à l’adolescence le village pour tenter leur chance à Pointe-à-Pitre, puis dans les années 1960 partiront pour la région parisienne. Quatre personnages, trois lieux, un demi-siècle. 

« Hilaire représentait une Guadeloupe rurale frappée de disparition. Aucun de ses enfants n’appartenait au
même monde que lui. Ils étaient de l’âge de la modernité, éloignés de la canne, plongés dans l’en-ville. »

Je ne suis pas entrée tout de suite dans l’histoire qui se présente un peu comme un puzzle. Histoire et géographie se mélangent au gré des confidence des personnages. Mélange, métissage des origines.

« Je me considérais comme une femme, ça oui, et comme une Guadeloupéenne, c’est-à-dire une sang-mélangé, comme eux tous, debout sur un confetti où tout le monde venait d’ailleurs et n’avait gardé qu’un peu de sang des Caraïbes, les tout premiers habitants. Ça m’éloignait définitivement de toute idée de grandeur et de pureté. Ma fierté, c’était le chemin que je menais dans la vie et que je ne devais qu’à moi-même. L’homme m’a empoignée par le cou, alors je lui ai craché en créole : « Tu sais pas regarder, ou quoi ? »

L’auteure est née à Créteil, me voici perplexe : j’ai choisi une lecture exotique et me voilà revenue chez moi, pas très dépaysée! Les allers et retours en Guadeloupe vont satisfaire mes envies d’évasion!

Un demi-siècle en Guadeloupe et quelques décennies en Métropole. Le roman raconte avec beaucoup de vivacité l’arrivée d’une certaine modernité à Pointe-à-Pitre, l’évolution du commerce, des relations sociales, la construction d’une ville de béton, l’émergence des luttes anticoloniales et indépendantistes – les journées de mai 1967 que j’ai découvertes à Pointe-à Pitre.

les CRS tirent sur les manifestants mai 1967

L’intégration des trois Guadeloupéens en région parisienne est une facette intéressante du roman. Déception et déclassement pour les deux soeurs qui avaient acquis une certaine notoriété, une place dans la société pour la couturière qui faisait les robes des notables blanches, une boutique prospère pour Antoine, ouverture pour le frère qui découvre une vie intellectuelle parmi les étudiants. Dans les années 60 le racisme existait, certes mais c’est seulement avec la montée du chômage qu’ils l’ont ressenti.

« En métropole, nous sommes devenus noirs vers 1980, à partir du moment où avoir du boulot n’est plus allé de soi. »

Revendication identitaire?

Les Antillais et les Noirs américains partageaient une même expérience minoritaire et une part d’histoire
commune, mais la France et les États-Unis ne modelaient pas du tout les individus de la même façon. Il y avait indéniablement moins de violence à subir en France mais en revanche, les Antillais n’avaient aucun modèle auquel s’identifier. Quel héros

[…]
Faute de mieux, ils se choisissaient des modèles outre-Atlantique : aux ambiguïtés de la France, ils préféraient le rutilant rêve américain, […]Pourtant, ils sentaient bien que l’illusion était grossière : les Antilles françaises, si proches géographiquement de
l’Amérique, en étaient fondamentalement différentes. L’Amérique de cinéma n’avait rien à voir avec
l’Amérique réelle. Et la France demeurait leur terre, où miroitait une réussite sociale inatteignable.

J’ai oublié mes réticences du début, je suis entrée dans ce roman qui ne m’a pas lâchée.