Les Pierres sauvages – Fernand Pouillon

CISTERCIEN

« Un chantier est plus long qu’une guerre, moins exaltant, où les batailles sont les dangereuses corvées de tous les jours. Mais la victoire est certaine. Victoire du bouquet de la Vierge accroché là-haut, au bout du clocher, à la croix du forgeron »

Le journal de bord du Maître d’œuvre du chantier  du monastère du Thoronet commence le 5 mars 1161 et  s’achève en décembre.

A son arrivée, le défrichement de la forêt est commencé mais seulement un dortoir-atelier couvert de feuillage abrite quelques convers. La construction ne commence pas tout de suite. Avant, il faut  réunir des compagnons, carriers, forgeron, menuisier, établir la Règle de vie (on est dans un monastère).

« Après une visite approfondie du Thoronet, j’ai ordonné des aménagements dans les horaires, la discipline et créé une organisation. Ici, la vie sera dure. À l’obéissance à la Règle s’ajoutera le travail harassant de construire. »

L’auteur nous présente Paul, le carrier, Anthime forgeron, Joseph potier…ce ne sont pas des anonymes mais des personnalités attachantes. les animaux ne sont pas oubliés : les mules fournissent un dur labeur et paieront leur tribu.

Bien que le Maître d’œuvre soit loin d’être un novice, qu’il ait déjà construit nombreux monastères cisterciens, il arrive sans plan préconçu et laissera une longue période à son inspiration. Il veut d’abord s’adapter à la topographie mais aussi à la géologie du site. Un débat intéressant s’instaure entre les carriers, tailleurs de pierre pour l’aspect des blocs.

« Nous, moines cisterciens, ne sommes-nous pas comme ces pierres ? Arrachés au siècle, burinés et ciselés par la
Règle, nos faces éclairées par la foi, marquées par nos luttes contre le démon ?… Entrez dans la pierre, et soyez
vous-mêmes comme des pierres vivantes pour composer un édifice de saints prêtres. »

Le chantier exigera son lot de sacrifices : accidents du travail, dirait-on aujourd’hui. Les récits de l’agonie de Philippe, de Thomas de la mule Poulide seront tragiques. C’est le récit d’un chantier, mais surtout d’une aventure humaine. Le Maître d’œuvre ne sera pas épargné à la tâche.

Puis vient l’enthousiasme de la construction, les formes qui s’ébauchent puis se complètent :

Mes frères, ce clocher est d’inspiration spontanée. Si la plupart des éléments composants ont suscité de
nombreuses hésitations, le clocher, lui, s’est imposé comme une vision. Sachez mes frères qu’il figure le
manteau de la Vierge qui veille sur le monastère. Certes non, il n’est pas pour moi une statue incomplète ; il est
l’expression, la forme générale de ce manteau rigide, tant le tissu est lourd, brodé et couvert de pierreries. À son emplacement, il couvre l’abside, domine le transept. La chape sacrée enveloppera, dans le prolongement imaginaire de ses plis, vos stalles de moines. Forme abstraite, bien sûr, mais pour nous, maître d’œuvre, il est certain que nous mélangeons intimement poésie et réalité, plastique et préfiguration.
cherchant au paradis ses frères cisterciens : n’en trouvant aucun, il se jeta aux pieds de la Vierge en larmes. La Dame du ciel se pencha vers lui, l’aida à se relever, entrouvrit son manteau, et lui montra tous les cisterciens entourant l’abbé Bernard. Cette légende sacrée m’a inspiré le clocher de notre abbaye. »

Un beau voyage au Moyen Age initié par un successeur des bâtisseurs des cathédrales et des monastère!

Lire ici le très bel article de Dominiqueivredelivres :

 ICI

Le Quatrième Siècle – Edouard Glissant – Imaginaire Gallimard

LITTERATURE CARAÏBES

« Voilà quatre siècles que nos ancêtres esclaves ont été déportés d’Afrique aux Antilles. Le quatrième siècle est, pour moi, le siècle de la prise de conscience. » EG

Ce roman retrace l’histoire enchevêtrée de deux lignées : les Longoué et les Beluse que raconte papa Longoué, le quimboiseur, au jeune Mathieu Béluse.

« Cet homme qui n’avait plus de souche, ayant roulé dans l’unique vague déferlante du voyage (gardant assez de force pour s’opposer à l’autre et pour imposer, dans la pourriture de l’entrepont, sa force et son pouvoir à la troupe de squelettes ravagés par la maladie et la faim… »

L’histoire  commence  avec l’arrivée du navire négrier, la Rose-Marie, en juillet 1788. Deux propriétaires attendent la cargaison : le chevaleresque  Laroche de l’habitation l’Acajou et Senglis, le contrefait. Deux hommes se battent sur le pont. Chaque propriétaire emportera son champion. 

L’esclave acheté par Laroche s’enfuit dans les mornes, enlève une esclave et choisit le marronnage, celui de Senglis vivra dans la servitude, sa belle prestance lui vaudra le statut de reproducteur « le bel usage » d’où son nom de Béluse. 

A travers les siècles, le destin des descendants de ces deux hommes se déroule entre les hauteurs et les bois, et les plantations de canne. Deux fils, Liberté et Anne se lient d’amitié, puis se querellent…

Après l’abolition de l’esclavage en 1848  de nouveaux liens se nouent entre les Longoué et les Béluse. Les marrons descendent des mornes, mais Stéfanise Béluse, une forte femme, décide de monter pour vivre avec Apostrophe Longoué.

L’histoire de la Martinique se lit en filigrane avec l’éruption de la Montagne Pelée, la Grande Guerre qui mobilise les fils qui ne rentreront pas tous. j’ai al surprise de lire que finalement le quotidien de ces descendants d’esclave ne change pas tellement : la terre appartient toujours aux mêmes propriétaires, la subsistance est toujours aussi difficile à assurer ;  les cyclones ravagent les cases et les jardins. Les quimboiseurs se transmettent le savoir ancestral de guérisseurs. Ce roman est aussi une histoire de transmission de ce savoir de papa Longoué au jeune Mathieu.

« Le passé. Qu’est-ce que le passé sinon la connaissance qui te roidit dans la terre et te pousse en foule dans demain? Quinze jours auparavant, les femmes des campagnes étaient descendues sur la ville, la police avait arrêté un coupeur de cannes, responsable d’un « mouvement de sédition », il était avéré que ce dirigeant syndicaliste s’était cassé un bras en tombant dans al pièce où on l’interrogeait, la gendarmerie avait tiré sur la foule, morts et blessés avaient suri au soleil avant qu’on n’ait pu  les relever. Cela, ce n’était pas le passé, mais le mécanisme hérité du passé, qui, à force de monotone répétition, faisait du présent une branche agonisante… »

J’ai lu avec beaucoup de plaisir cette histoire contée avec poésie. J’ai senti le souffle du vent, l’exubérance de la végétation, senti la chaleur du soleil et même humé des fragrances agréables ou très pénibles.

Je ne veux pas terminer sans citer la préface de Christiane Taubira. Quel style, une claque! 

Mai 67 – Thomas Cantaloube – Série noire Gallimard

GUADELOUPE 

 

« Ce n’est pas un affrontement entre flics et grévistes qui dégénère, c’est quelque chose qui remonte des tréfonds de notre histoire. Les gens sur la place de la Victoire ont complètement oublié les demandes d’augmentation. Ils se battent maintenant contre l’injustice, contre ce qu’ont subi leurs parents, leurs grands-parents et toutes les générations avant. Les policiers en face, eux, tout ce qu’ils voient, ce sont des Noirs qu’il faut remettre à leur
place ! »

[…]

Le 27 mai, c’est la date anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1848,

Qui connaît le massacre du 26 au 28 mai 1967 sur la Place de la  Victoire à Pointe-à-Pitre?

Au cours de notre visite en touktouk de Pointe-à-Pitre, Baptiste, notre guide a immobilisé le touktouk pour nous montrer la fresque et nous conter cet épisode tragique de l’histoire de la Guadeloupe.

Le livre de Cantaloube tente de nous éclairer sur cet épisode oublié de l’histoire récente. Oublié ou occulté? Le décompte des victimes n’a même pas été établi, 8 morts, officiellement, une centaine, avance Christiane Taubira, peut-être davantage. Sans compter les arrestations, et l’emprisonnement en Métropole de syndicalistes et militants et même de personnes n’ayant pas pris part aux manifestations.

Ce n’est pas un livre d’histoire, mais une fiction.  l’auteur est toutefois très bien documenté et livre ses sources.

Trois personnages principaux interviennent : un journaliste ancien flic, un barbouze émargeant aussi bien à la CIA que dans les officines parisiennes d’ultra droite, un ancien truand corse, marseillais, spécialiste des convois de drogue, reconverti skipper transatlantique pour les yachts de luxe. Tous trois connaissent les coups tordus, le maniement des armes, savent donner des coups (et les encaisser). Nous allons suivre les aventures de ces tristes sires en Guadeloupe d’abord, puis à Paris avec combats de rue et barricades de Mai 68. Une France qui s’ennuie comme on l’a dit à la télé? Peut être que la Guadeloupe n’est pas tout à fait la France? En tout cas l’Etat de Droit n’y règne pas vraiment.

Loi du genre, le roman sera bien arrosé de rhum et d’hémoglobine. Ce n’est pas vraiment ma tasse de thé. Je me serais passée des vengeances personnelles. Mais l’aspect trouble de cette période, les personnages comme Foccart, les dessous pas très propres de la France sous De Gaulle sont très bien évoqués.

Solibo le Magnifique – Patrick Chamoiseau

LECTURES CARAÏBES – MARTINIQUE

Solibo le Magnifique commence comme un roman policier, par le procès verbal rédigé par Evariste Pilon, officier de police. Au pied du tamarinier, au cours d’une soirée de Carnaval, est retrouvé un cadavre

«  le conteur Solibo le Magnifique mourut d’une égorgette de parole en s’écriant Patat’sa »

Sucette, le tambouié, Alcide Victor, commerçant, le surnommé Bête-Longue se disant marin-pêcheur, Doudou-Menar, vendeuse de fruits confits, Patrick Chamoiseau,  Bateau Français surnommé Congo ainsi qu’une demi-douzaine d’autres sont embarqués comme témoins de ce qui paraît aux policiers, un assassinat.

« Le mot assassiné nous précipita dans les sept espèces de la désolation : la tremblade, les genoux en faiblesse, le cœur à contretemps, les yeux en roulades, l’eau glacée qui moelle l’os vertébral, les boutons rouges sans
grattelles, les boutons blancs avec grattelles. Nous nous enfuîmes par en haut, sur les côtés et par en bas. »

Rapidement, la scène dégénère, l’action des forces de l’ordre tourne au pugilat grotesque. L’intervention des pompiers venus enlever le corps complique encore la bataille. Ce n’est plus une scène de polar mais Guignol.  La vendeuse du marché estnla plus enragée Un coup de matraque l’enverra aux urgences de l’hôpital.

« Ô amis, qui est à l’aise par-ici quand la police est là ? Qui avale son rhum sans étranglade et sans frissons ? Avec elle, arrivent aussi les chasseurs des bois d’aux jours de l’esclavage, les chiens à marronnage, la milice des alentours d’habitation, les commandeurs des champs, les gendarmes à cheval, les marins de Vichy du temps de l’Amiral, toute une Force qui inscrit dans la mémoire collective l’unique attestation de notre histoire : Po la poliiice ! »

L’interrogation des témoins est musclée. Les représentants de la loi et de l’ordre mènent l’enquête :

« Afin de coincer ce vieux nègre vicieux, il fallait le traquer au français. Le français engourdit leur tête, grippe leur vicerie, et ils dérapent comme des rhumiers sur les dalles du pavé. En seize ans de carrière, le brigadier-chef avait largement éprouvé cette technique aussi efficace que les coups de dictionnaire sur le crâne, les graines purgées entre deux chaises et les méchancetés électriques qu’aucun médecin (assermenté) ne décèle. – Bien. Maintenant, Papa, tu vas parler en français pour moi. Je dois marquer ce que tu vas me dire, nous sommes entrés dans une enquête criminelle, donc pas de charabia »

Enquête à charge. Jamais le brigadier n’imagine autre chose qu’un assassinat. Il est persuadé que la victime a été empoisonnée. Il va recourir aux pires sévices pour obtenir des aveux…Cette histoire serait tragique sans le génie comique de Chamoiseau (qui se met lui-même en scène) . Le lecteur s’amuse énormément des jeux de mots entre le créole et le français

La question n’est pas là, coupe Évariste Pilon. Il faudra faire rechercher l’état civil de cet homme. Monsieur Bête-Longue, quels sont vos âge, profession et domicile ? – Hein ? – L’inspesteur te demande depuis quel cyclone tu es né, qu’est-ce que tu fais pour le béké, et dans quel côté tu dors la nuit ? précise Bouaffesse.

 

 

Trop occupés à obtenir des aveux, les enquêteurs ne s’intéressent guère à la victime. Qui était Solibo? De quoi est-il vraiment mort?

Qu’est-ce qu’une »égorgette de paroles« ?

Saveur de la langue , entre oralité du conteur et écrit. J’ai pensé au dernier livre que je viens de terminer : Le Conteur la nuit et le panier Chamoiseau se réfère à Solibo. J’ai pensé aussi à la Traversée de la Mangrove de Maryse Condé qui est également une veillée mortuaire. 

Comment écrire la parole de Solibo ? En relisant mes premières notes du temps où je le suivais au marché, je
compris qu’écrire l’oral n’était qu’une trahison, on y perdait les intonations, les mimiques, la gestuelle du conteur,

Là où les chiens aboient par la queue – Estelle-Sarah Bulle

GUADELOUPE

Pour prolonger notre voyage en Guadeloupe, à la suite de lectures de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart, écrivaines reconnues, classiques, j’ai cherché un roman plus récent. Un peu désarçonnée par le titre j’ai voulu tenter l’aventure. 

« Morne Galant somnolait, ramassé sur lui-même. Encore aujourd’hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant : « Cé la chyen ka japé pa ké. » Je te le traduis puisque ton père ne t’a jamais parlé créole : « C’est là où les chiens aboient par la queue. »

Dans ce roman choral, alternent les récits de la narratrice (l’auteure?), de ses tantes Antoine et Lucinde, de son père Petit-Frère. La saga familiale commence à Morne Galant, village perdu dans la Grande-Terre, chez des planteurs de canne : Hilaire, l’ancêtre qui vivra centenaire, est une personnalité respectée dans le village il règne sur les Ezechiel, cousins proches ou éloignés. Hilaire a épousée une Blanc-Matignon, Eulalie dont la famille n’acceptera pas cette mésalliance. Leurs trois enfants, Antoine, Lucinde et Petit-Frère quitteront à l’adolescence le village pour tenter leur chance à Pointe-à-Pitre, puis dans les années 1960 partiront pour la région parisienne. Quatre personnages, trois lieux, un demi-siècle. 

« Hilaire représentait une Guadeloupe rurale frappée de disparition. Aucun de ses enfants n’appartenait au
même monde que lui. Ils étaient de l’âge de la modernité, éloignés de la canne, plongés dans l’en-ville. »

Je ne suis pas entrée tout de suite dans l’histoire qui se présente un peu comme un puzzle. Histoire et géographie se mélangent au gré des confidence des personnages. Mélange, métissage des origines.

« Je me considérais comme une femme, ça oui, et comme une Guadeloupéenne, c’est-à-dire une sang-mélangé, comme eux tous, debout sur un confetti où tout le monde venait d’ailleurs et n’avait gardé qu’un peu de sang des Caraïbes, les tout premiers habitants. Ça m’éloignait définitivement de toute idée de grandeur et de pureté. Ma fierté, c’était le chemin que je menais dans la vie et que je ne devais qu’à moi-même. L’homme m’a empoignée par le cou, alors je lui ai craché en créole : « Tu sais pas regarder, ou quoi ? »

L’auteure est née à Créteil, me voici perplexe : j’ai choisi une lecture exotique et me voilà revenue chez moi, pas très dépaysée! Les allers et retours en Guadeloupe vont satisfaire mes envies d’évasion!

Un demi-siècle en Guadeloupe et quelques décennies en Métropole. Le roman raconte avec beaucoup de vivacité l’arrivée d’une certaine modernité à Pointe-à-Pitre, l’évolution du commerce, des relations sociales, la construction d’une ville de béton, l’émergence des luttes anticoloniales et indépendantistes – les journées de mai 1967 que j’ai découvertes à Pointe-à Pitre.

les CRS tirent sur les manifestants mai 1967

L’intégration des trois Guadeloupéens en région parisienne est une facette intéressante du roman. Déception et déclassement pour les deux soeurs qui avaient acquis une certaine notoriété, une place dans la société pour la couturière qui faisait les robes des notables blanches, une boutique prospère pour Antoine, ouverture pour le frère qui découvre une vie intellectuelle parmi les étudiants. Dans les années 60 le racisme existait, certes mais c’est seulement avec la montée du chômage qu’ils l’ont ressenti.

« En métropole, nous sommes devenus noirs vers 1980, à partir du moment où avoir du boulot n’est plus allé de soi. »

Revendication identitaire?

Les Antillais et les Noirs américains partageaient une même expérience minoritaire et une part d’histoire
commune, mais la France et les États-Unis ne modelaient pas du tout les individus de la même façon. Il y avait indéniablement moins de violence à subir en France mais en revanche, les Antillais n’avaient aucun modèle auquel s’identifier. Quel héros

[…]
Faute de mieux, ils se choisissaient des modèles outre-Atlantique : aux ambiguïtés de la France, ils préféraient le rutilant rêve américain, […]Pourtant, ils sentaient bien que l’illusion était grossière : les Antilles françaises, si proches géographiquement de
l’Amérique, en étaient fondamentalement différentes. L’Amérique de cinéma n’avait rien à voir avec
l’Amérique réelle. Et la France demeurait leur terre, où miroitait une réussite sociale inatteignable.

J’ai oublié mes réticences du début, je suis entrée dans ce roman qui ne m’a pas lâchée.

Sucre noir – Miguel Bonnefoy

LITTERATURE CARAÏBE / VENEZUELA

Le roman commence par une histoire de Pirates des Caraïbes : le célèbre capitaine Henry Morgan s’est échoué vers 1670 avec un butin qui a excité la convoitise des chercheurs de trésor . 

Incipit : 

« Le jour se leva sur un navire naufragé, planté sur la cime des arbres, au milieu d’une forêt. C’était un trois-mâts de dix-huit canons, à voiles carrées, dont la poupe s’était enfoncée dans un manguier à plusieurs mètres de hauteur. À tribord, des fruits pendaient entre les cordages. À bâbord, d’épaisses broussailles recouvraient la coque. »

[…]

 » trois siècles plus tard, un village s’installa là où le bateau avait disparu »

Un couple et sa fille unique, Serena, cultivait la canne, la coupait et écrasait les tiges dans leur moulin quand arriva un jeune homme, Severo Brancamonte, chercheur d’or et de trésors avec une collection de cartes minières, de dessins d’orpailleurs, d’images d’anciennes expéditions….

« Dans le secret de sa quête, il célébrait la mémoire e tous ces hommes qui avaient marché en s’enfonçant dans le limon des fleuves, qui avaient pataugé dans les marais de l’arrière-pays et qui, le ventre creux, se blessaient la plante des pieds avec des têtes de diamants »

Serena et Severo finirent par abandonner la recherche du trésor pour développer la plantation, distiller le rhum…L’auteur raconte très joliment le travail de la canne, la distillation. De retour de Guadeloupe, je poursuis le voyage, un peu plus loin, au Venezuela sans être vraiment dépaysée. 

« C’était encore l’époque des cultures sur brûlis. On brûlait les champs pour chasser le serpent et se débarrasser des feuilles, ce qui donnait aux premières cuvées un goût de canne brûlée qui les rendaient uniques dans la région. »

J’ai beaucoup aimé ce court roman, très poétique, un peu dans la veine du baroque sud américain. Hors du temps, seuls quelques détails trahissent le XXème siècle : une radio qui transmet les messages des villageois, et plus tard la découverte du pétrole.

« L’ancienne économie basée sur le maïs, la cassave, le coton, le tabac, se vit bientôt remplacée par une industrie pétrolière. »

De peur de spoiler, je ne vous raconterai pas la suite de l’histoire. A vous de la découvrir. Elle en vaut la peine, vous ferez un beau voyage!

Le conteur, la nuit et le panier – Patrick Chamoiseau

LITTERATURE CARAIBES(MARTINIQUE)

CYRILLE

envoyez les tibwa

Donnez les tanbouyé

Croisez-moi les huit

Décroisez-moi les huit Pantalon !

quatre premiers, en avant

La ritournelle tout de suite

Saluez les dames et envoyez pour la promenade

Allez !…

Cette la-ronde ouverte ici, que j’imagine couronnée de flambeaux, animée de tambours, dansante ainsi que le
veut le quadrille, est pour moi l’espace de transmission non d’une ordonnance ou d’une vérité, mais d’une
expérience encore en train d’aller, l’onde questionnante d’une pratique d’écriture.

Patrick Chamoiseau nous entraîne dans une la-ronde une veillées traditionnelle pour nous révéler le mystère de la création littéraire. Et ce mystère remonte au temps des conteurs, des tambours et des danseurs. C’est donc une lecture envoûtante à la recherche de la langue, de l’écriture et de la beauté. Lecture poétique, politique, philosophique. 

« Dans une colonie, il existe toujours une langue dominée et une langue dominante. Pour moi, la langue dominée (langue maternelle, langue matricielle), fut la langue créole. Elle est apparue dans la plantation esclavagiste, c’est-à-dire dans la surexploitation des écosystèmes naturels, la déshumanisation ontologique des captifs africains, le racisme institutionnel et les attentats permanents du colonialisme. La langue dominante, le français, me fut enseignée, assénée, à l’école. Par elle, je découvris la lecture, l’écriture, la littérature, l’idée du Vrai, celles du Beau, du Juste, un ordre du monde ciselé par les seules valeurs du colonisateur. La langue dominante n’était donc déjà plus une simple langue. C’était une arme. »

[…]
« Là aussi, le discours colonial faisait de la notion d’identité une arme de destruction massive. Cultures, langues, nations et civilisations des colonialistes occidentaux étaient devenues des absolus dressés contre la diversité du monde, considérée comme répugnante. Dans leurs luttes de libération, les colonisés allaient conserver cette survalorisation identitaire afin de produire un contre-discours tout aussi vertical. »

Recherche de l’émotion esthétique, de la beauté.

« Vivre aux Antilles revient à être plongé dans des calamités potentielles : cyclones, tremblements de terre,
éruptions volcaniques… »

[…]
« Moi, travaillé par mes cyclones et mes tremblements de terre, je trouvai précieuse cette notion de catastrophe. Je pris plaisir à ruminer ce moment qui introduit la création, durant lequel l’artiste vide la page, vide la toile, vide la pierre ou le marbre, vide son instrument, et se crée en lui-même les conditions d’une expression irremplaçable et singulière. »

[…]
« L’artiste est appelé, tel un élu, par les « surgissements-de-la-Beauté » qui persistent dans les longs sillons du Beau. Il est habité par leur magie persistante ; il passera toute sa vie à tenter d’en produire lui-même. L’artiste investi de cette sorte s’élance alors vers l’inconnu, je veux dire : vers les bouleversements inépuisables qu’offre l’acte de création. »

J’ai beaucoup aimé les « surgissement-de-la beauté »  et la « catastrophe existentielle ». 

J’ai aussi aimé le rôle du conteur et l’apprentissage du disciple. Le conteur à la base de la littérature écrite.

 

« Pour qu’une métamorphose se produise quand le vieux-nègre esclave se transformait en maître-de-la-Parole, il fallait un bouleversement qui vide la page : efface, dans son humanité remise en « devenir », la moindre survivance de l’esclave. Il fallait un « moment-catastrophe ».

[…]
L’état poétique est donc la condition sine qua non d’un moment-catastrophe. »

Dans la dernière partie, l’énigme du panier est plus ardue avec des références littéraires que je ne maîtrise pas . Chamoiseau se réfère aux traditions, aux conteurs mais c’est aussi un grand lecteur  qui peut invoquer Deleuze, Joyce, Faulkner et bien d’autres. Il fait une lecture très érudite de Césaire et de Glissant ainsi que d’autres auteurs que je ne connais pas. Il revient sur l’écriture de ses œuvres. j’ai retrouvé Texaco et cela m’a donné envie de lire d’autres livres . Quand il m’a un peu perdue avec l’érudition, je l’ai retrouvé avec joie quand il raconte les traces des Amérindiens:

Pour lui, être transformé en « panier » signifiait pour le conteur de jour se voir transformé en un simple contenu, une vacuité ambulante, un quelque chose d’insignifiant
.

le panier apparaît en finale dans bien des contes amérindiens.

Je me souviens de celui où une Amérindienne, fuyant son mari volage, s’embarque dans un grand panier, fabriqué par elle-même, décoré par elle-même, qui l’emporte sur un lac bourré de monstres. Grâce aux motifs de serpents et autres signes à sortilèges qui l’ornementent, les monstres du lac échouent à capturer la fugitive. Le panier semble vraiment la protéger.

je remercie laboucheàoreilles de m’avoir signalé ce livre, son avis ICI. Sa lecture est assez différente de la mienne. Elle s’est plus attachée à montrer l’acte d’écriture, le rôle de la main. Comme je rentre des Antilles j’ai été plus sensible au contexte géographique et culturel.

 

La Nuit des Pères – Gaëlle Josse

Incipit : 

 « Tu ne seras jamais aimée de personne.

Tu m’as dit ça, un jour, mon père.

Tu vas rater ta vie.

Tu m’as dit ça, aussi.

De toutes mes forces, j’ai voulu faire mentir ta malédiction »

Isabelle retourne au village natal, appelée par son frère pour voir son père atteint de la maladie d’Alzheimer, avant que ce dernier ne perde la mémoire et entre dans la nuit de l’oubli.

« quoi jouons-nous ici tous les trois ? Deux enfants plus tout jeunes réunis autour de leur père vieillissant, rien de plus normal, de plus banal. Mais, pour moi, ça ne l’est pas. J’ai été ta fille invisible, mon père, ta fille
transparente dont le sort t’importait peu, à qui tu ne savais que dire, peut-être simplement parce que j’étais une fille et que ce continent-là t’était étranger. Alors, je suis allée vers la vie, vers l’inconnu, j’ai cherché ailleurs les preuves de mon existence. »

Ce retour n’a rien de banal. Peut-on imaginer l’amour filial pour cette fille qui a été rejetée et qui a construit sa vie loin, très loin du foyer qui a fui la montagne où le père est guide de montagne pour la profondeur des océans, parfaite antithèse….

La nuit est la métaphore de la maladie, de la perte, de la mort qui approche. La nuit est également  l’image de la terreur nocturne du cri terrible qui a déchiré les nuits de son enfance. Opaque secret que le roman va lever.

Un roman sensible, pudique, qui se lit d’un souffle.

Des Lendemains qui chantent – Alexia Stresi

PRINTEMPS DES ARTISTES

D’Alexia Stresi, j‘avais bien aimé Looping, l’histoire  extraordinaire, presque un conte, de la petite paysanne qui devient grande dame. Surtout la visite dans les arcanes de la politique italienne du fascisme à la Démocratie chrétienne.  Récemment, j’ai entendu Alexia Stresi   sur un podcast de Musique émoi qui m’a donné envie de lire son roman . Le challenge Le Printemps des Artistes m’a fait sortir les Lendemains qui chantent de ma PAL. 

Lecture agréable : la vie d’un ténor Elio Leone, enfant abandonné, doué d’une voix extraordinaire qui a eu la chance de trouver les bonnes personnes, le directeur d’un orphelinat, un curé mélomane, et une professeur de rôles éminente qui a accompagné ses débuts à l’Opéra. Débuts fulgurants, Elio Leone est le ténor du siècle! Entre Caruso et Pavarotti. mais survient la guerre, Leone est prisonnier en Allemagne, à la Libération les soviétiques envoient les Italiens en Sibérie. A son retour à Paris, Elio a tout perdu, sa femme, son enfant, la professeur de rôle a été fusillée et le ténor se tait….il aura de nombreuses aventures mais il vous faudra lire le livre pour les découvrir.

Quand j’ai relu ce que j’avais écrit pour Looping : « une histoire extraordinaire, presque un conte.... » j’ai été surprise, je pourrais reprendre en copié/collé la critique pour Des Lendemains qui chantent. Je n’ai pas été convaincue, trop d’invraisemblances dans cette histoire romanesque, pas assez d’épaisseur dans le personnage principal. En revanche, je me suis intéressée au professeur de rôle j’ignorais cette profession. 

J’ai   aimé toutes les allusions à l’œuvre de Verdi – bande sonore de cette lecture qui s’ouvre avec Rigoletto, fait chanter les pêcheurs d’une île napolitaine avec le chœur de Nabucco… 

 

Ti-Jean l’Horizon – Simone Schwartz-Bart

GUADELOUPE

Simone Schwartz-Bart m’a enchantée avec Pluie et vent sur Télumée Miracle, je lui ai fait confiance pour m’accompagner en voyage à la Guadeloupe avec Ti-Jean l’Horizon qui a été mon livre de chevet pendant les 3 semaines des vacances. Très occupée par les visites, je lis peu en voyage et j’ai été heureuse de le retrouver et de suivre cette histoire un peu compliquée qui commence sur Basse Terre dans un village perdu Fond-Zombi à la limite de la forêt avec ses cascades, ses bassins d’eau claire, ses précipices

« Le village proprement dit n’était qu’une simple enfilade de cahutes, le long d’une route poudreuse qui finissait là, au pied des solitudes du volcan. Ainsi rangées à la queue leu leu, elles faisaient penser aux wagons d’un petit train qui s’élancerait dans la montagne. Mais ce train-là n’allait nulle part, il s’était arrêté depuis toujours, à moitié enfoui sous la verdure : n’était jamais parti. »

Pendant mes randonnées j’ai pu imaginer mettre mes pas dans ceux du héros

« Le sentier se perdit subitement dans une haie touffue qui s’élevait à trois mètres du sol, aloès, cadasses et autres plantes épineuses, ainsi que des lianes rampantes qui envoyaient des rejets, des bouquets d’orchidées, roses, mauves ou tachetées de sang. C’était au pied d’une rampe étroite bordée de précipices, tout en haut de laquelle se dressait la masse imposante du plateau. On aurait dit un donjon, une citadelle entourée de vide, qui donnait l’impression de monter une garde sévère sur la vallée. Et Ti Jean eut beau sonder la haie, nulle part il ne vit la moindre ouverture ou trace de passage de l’homme : si l’endroit était encore habité, estima-t-il, ce ne pouvait être que par des fantômes en apparition… »

j’ai pu imaginer ce plateau où se sont réfugiés, il y a bien longtemps les esclaves marrons, et ceux qui avaient gardé en souvenir ou par magie le contact avec leurs ancêtres africains.

Célébration de la nature, de l’eau qui cascade, du volcan. Ce récit a éveillé mon imagination, réalité ou magie, j’ai presque accepté l’idée de la transformation en corbeau et les pratiques de sorcellerie.

L’idée de la vache monstrueuse qui avale le soleil et répand les ténèbres sur la Guadeloupe, du temps qui s’inverse quand

« la lune était désormais l’astre du jour »

avec toutes les conséquences sociales, distributions de nourriture, changement des prêches du curé, mais aussi mainmise des propriétaires blancs sur les cases des pauvres gens de Fond-Zombi qu’on enferme derrière des clôtures de l’Habitation .

« l’abomination était en train de renaître, ils en reniflaient la vilaine odeur dans l’air […]quelle abomination? ah, l’esclavage… »

Dystopie.

Mais le retour de Ti Jean « au pays de ses ancêtres par le gouffre ouvert dans les entrailles de la bête » change la donne. Il a quitté la Guadeloupe pour faire surface en Afrique, au Niger, peut-être. Ce voyage souterrain sous l’Atlantique est suggéré dans d’autres légendes : après leur mort les esclaves rejoindraient leur pays… Délocalisation dans l’espace mais aussi dans le temps. Si certains artefacts comme les camions suggéraient que Ti Jean, en Guadeloupe vivait au XXème siècle, il surgit dans une Afrique primitive, d’avant la colonisation, dans les guerres tribales. 

Les livres suivants se déroulent au Royaume des Morts , Ti Jean est un étrange fantôme, errant dans l’éternité. Le temps est alors bizarrement aboli. Son errance est une Odyssée, il cherche à faire le chemin inverse : retrouver la Guadeloupe qui est son Ithaque. 

Plus aucun réalisme.

Je me pose toutes sortes de questions : retrouvera-t-il Egée, son amour de jeunesse? Le soleil sera-t-il revenu pendant son absence sur Fond-Zombi? Malgré le manque total de cohérence je poursuis ma lecture dans le mythe avec intérêt et plaisir.

bien, reprit Ananzé avec une pointe de raillerie… c’est quand j’ai commencé à mourir et à renaître, et mourir
encore et renaître. La première fois, c’était à l’habitation Bellefeuille où ils m’avaient pendu haut et court, tel un congre salé. Ils m’ont laissé trois jours sur la corde et je ne bougeais pas. Je savais bien que j’étais mort et pourtant, j’entendais leurs paroles, je sentais la brise sur mon corps. Quand ils m’ont jeté dans le trou, j’ai creusé la terre au-dessus de moi et je suis sorti, j’ai été vers une autre plantation. Je ne croyais pas à ce qui m’était arrivé, c’était pour moi comme dans un rêve. Et même après la deuxième, la troisième fois, je n’y croyais pas tout à fait et il me semblait que j’avais perdu la tête. Mais un jour, je présente mon corps à l’habitation Sans-fâché et les gens de se sauver à ma vue, criant qu’ils m’avaient déjà pendu, oui, haut et court, pas plus tard que l’année précédente : alors j’ai compris que je n’avais pas perdu la tête, mais étais victime d’un enchantement… qui dure encore, en ce moment où je vous parle, acheva-t-il en un sourire ambigu, incertain.