LIRE POUR LA TURQUIE

Lecture au long cours : pavé de 683 pages !
« ce 22 avril 1901 où commence notre histoire, l’arrivée au large de l’île d’un vapeur non programmé, deux heures avant minuit, annonçait quelque chose d’extraordinaire. »
Ce roman-fleuve commence comme un roman policier :le pharmacien-chimiste Bonkovski Pacha, envoyé par le Sultan pour endiguer l’épidémie de peste sur l’île de Mingher, est assassiné. Le Docteur Nuri et son épouse Pakizê , en route vers la Chine pour un congrès sanitaire international, est rappelé en secret pour élucider ce meurtre. Abdülhamid, le Sultan, grand lecteur de Sherlock Holmes a missionné ce dernier pour résoudre cette énigme en utilisant les méthodes du célèbre détective tandis que Sami Pacha, le gouverneur a plutôt tendance à obtenir des aveux par la torture.
« Au fond, peut-être que mon oncle Abdülhamid ne prenait pas cette histoire de Sherlock Holmes au sérieux, pas davantage que toutes les réformes qu’il a menées sous la contrainte des Européens. Le problème n’est pas tant que le sultan apprécie et parodie les mœurs européennes, mais que le peuple apprécie de bon cœur cette parodie. En conséquence, ne vous chagrinez pas trop. »

La narratrice, une historienne, plus d’un siècle après les faits reconstitue l’histoire de la peste de Mingher qui a proclamé son indépendance. Elle utilise les lettres de la Princesse Pakizê, présente sur l’île et témoin de l’histoire. La princesse, fille du Sultan Mourad V, déposé par Abdülhamid, a vécu recluse avec les pachas et sultans dans le sérail d’Istanbul. Orhan Pamuk nous raconte aussi la vie à Istanbul pour la famille règnante. L’empire Ottoman, au tournant du XXème siècle est « l’homme malade« , l’Empire se délite en guerres des Balkans, et luttes des Grecs de la Mer Egée (1897 la Crète est rattachée à la Grèce), la carte de l’Empire que le Sultan fait afficher est de plus en plus périmée…Les grandes puissances sont en embuscade.
En même temps, sur d’autres rivages Mustapha Kemal étudie à l’école militaire de Monastir (c’est moi qui fait le parallèle, l’auteur n’y fait aucune référence). Ce gros roman peut être lu comme un roman historique, d’ailleurs la narratrice racontera l’histoire jusqu’au XXIème siècle.
« Il fit des rêves et des cauchemars étranges, il montait et descendait sur les vagues d’une mer déchaînée ! Il y
avait des lions qui volaient, des poissons qui parlaient, des armées de chiens qui couraient au milieu des
flammes ! Puis des rats se mêlaient aux flammes, des diables de feu rongeaient et dépeçaient des roses. Le treuil d’un puits, un moulin, une porte ouverte tournaient sans relâche, l’univers se rétrécissait. De la sueur semblait goutter du soleil sur son visage. Ses entrailles se nouaient, il voulait s’enfuir en courant, sa tête s’embrasait puis s’éteignait successivement. Le plus effrayant, c’était que ces rats, dont depuis deux semaines on entendait les couinements aigus résonner dans les geôles, dans la Forteresse et dans tout Mingher, et qui prenaient les cuisinesd’assaut, dévoraient les nattes, les tissus, le bois, leurs hordes maintenant le pourchassaient dans tous les couloirs de la prison. Et Bayram Efendi, parce qu’il craignait d’avoir lu les mauvaises prières, fuyait devant les rats. »
C’est aussi l’histoire d’une épidémie de peste, maladie terrifiante puisque très létale et très contagieuse. Yersin, en Chine, (1894) a déjà mis en évidence la transmission par les puces des rats. Nous allons assister à toutes les phases de l’épidémie (un peu comme la Peste de Camus, et beaucoup comme récemment avec le Covid). D’abord l’incrédulité, puis des mesures pour limiter la contagion, fumigations, désinfections pièges à rats, enfin les confinements et quarantaines, mise à l’isolement de familles entières, hôpitaux saturés, et les révoltes des religieux, le fatalisme…
C’est aussi l’essor de l’identité nationale de Mingher. Au plus fort de l’épidémie, le major proclame l’indépendance. Tout un roman va se construire autour du personnage. Renaissance d’une langue locale (originaire de la mer d’Aral???) . Hagiographie, enrôlement de la jeunesse des école dans ce roman national. En filigrane, on devine certaines analogies. Introduction de l’idée de laïcité, pour éviter les conflits confessionnels entre musulmans et orthodoxes et aussi pour promouvoir les mesures sanitaires scientifiques face aux pratiques superstitieuses.
« Les eaux de la rivière Arkaz étincelaient sous le pont comme un diamant vert du paradis, en contrebas s’étendait le Vieux Bazar, et de l’autre côté, c’était la Forteresse, et les cachots sur lesquels il avait veillé toute sa vie. Il pleura en silence un moment. Puis la fatigue l’arrêta. Sous la lueur orange du soleil, la Forteresse semblait plus rose que jamais. »
Pour construire ce roman foisonnant, Pamuk a imaginé une île, il l’a décrit avec pittoresque. L’arrivée dans le port est grandiose. Il décrit des quartiers populaires, des rues modernes avec des commerces, des agences de voyage, des bâtiments officiels. On pense à Rhodes, à toutes les îles du Dodécanèse (la 13ème?) avec ses ruines byzantines, ses fortifications vénitiennes, puis ottomanes, son phare arabe. Peuplée pour moitié de Turcs musulmans et de Grecs orthodoxes. Certaines communautés sont absentes, un seul arménien, un peintre qui ne vit pas sur l’île, pas de Juifs… Ces absents m’interrogent.
Nous nous promenons avec grand plaisir dans le landau blindé dans les criques rocheuses ou dans les vergers des belles villas bourgeoises. Cela sent le crottin, les plantes méditerranéennes, mais aussi le lysol souvent, et les cadavres parfois. Le lecteur est immergé dans cette île merveilleuse de Mingher, il aimerait qu’elle existe pour y passer des vacances.
« Aujourd’hui, à l’heure où le gouvernement de la République de Turquie, un siècle et quelques années plus tard, redécouvre Abdülhamid – sultan tyrannique, certes, mais pieux, nationaliste et aimé du peuple, toutes qualités dignes d’éloges – et donne son nom à des hôpitaux, nous savons désormais, grâce aux historiens spécialisés, à peu près tout ce qu’il faut savoir sur la passion de leur cher sultan pour les romans policiers. »
Peut-on imaginer, entre les lignes, des allusions à la Turquie contemporaine?