Le Juif Errant est arrivé – Albert Londres – 1930

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Albert Londres est peut être le plus célèbre des journalistes. Journaliste d’investigation, il entreprend des reportages au long court. Le Juif errant est arrivé est composé de 27 chapitres correspondant à un long voyage à travers l’Europe, de Londres jusqu’en Palestine. Courts chapitres très vivants, amusants, au plus proche du sujet traité. 95 ans, reste-t-il d’actualité?

« pour le tour des Juifs, et j’allais d’abord tirer mon chapeau à Whitechapel. Je verrais Prague, Mukacevo, Oradea Mare, Kichinev, Cernauti, Lemberg, Cracovie, Varsovie, Vilno, Lodz, l’Égypte et la Palestine, le passé et
l’avenir, allant des Carpathes au mont des Oliviers, de la Vistule au lac de Tibériade, des rabbins sorciers au
maire de Tel-Aviv

La première étape : Londres où arrivent les Juifs de l’Est, émigrants ou « rabbi se rendant à LOndres recueillir des haloukah(aumônes)

pourquoi commencer le reportage à Londres? Parce que, voici 11 ans l’Angleterre s’est engagée par la Déclaration Balfour :

: « Juifs, l’Angleterre, touchée par votre détresse,
soucieuse de ne pas laisser une autre grande nation s’établir sur l’un des côtés du canal de Suez, a décidé de vous envoyer en Palestine, en une terre qui, grâce à vous, lui reviendra. »

A Londres, le journaliste rencontre toutes sortes de Juifs, dans l’East End, les Juifs fuyant les persécutions d’Europe Orientale, des rabbins, des sionistes, des Juifs qui ont réussi, se sont enrichis, ont déménagé dans l’Ouest.. Londres remarque le portrait de Théodore Herzl en bonne place. Sont-ils sionistes?

Théodore Herzl, journaliste à Paris, écrivain à succès. quand éclata en 1894 l’Affaire Dreyfus

 Le cri de « Mort aux Juifs ! » fut un éclair sur son âme. Il bloqua son train. « Moi aussi, se dit-il, je suis Juif. »

Il fit un livre « L’Etat Juif » puis partit en croisade, se précipita chez les banquiers juifs, puis lança l’appel d’un Congrès Universel mais fut dénoncé par les rabbins comme faux Messie. Il gagna Constantinople pour obtenir la cession de la Palestine par le sultan, puis il s’adressa à Guillaume II à Berlin, puis en Russie tandis que Chamberlain lui fit une proposition africaine. 

Cependant :

 » Était-ce bien le pays d’Abraham ? Je pose cette question parce qu’elle est de la
plus brillante actualité. Depuis la conférence de San-Remo, en 1920 (après Jésus-Christ), où le conseil suprême des alliés donna mandat à l’Angleterre de créer un « foyer national juif » en Palestine, les Arabes ne cessent de crier à l’imposture. Ils nient que la Palestine soit le berceau des Juifs. »

Londres n’oublie pas les Arabes.

Après ces préambules, le voyage continue à l’Est : Prague, 

« Prague, sous la neige, est une si jolie dame ! J’y venais saluer le cimetière juif et la synagogue. Ils représentent,
en Europe, les plus vieux témoins de la vie d’Israël. À l’entrée des pays de ghettos, ils sont les deux grandes
bornes de la voie messianique d’Occident. Ce n’est pas un cimetière, mais une levée en masse de dalles
funéraires, une bousculade de pierres et de tombeaux. On y voit les Juifs – je veux dire qu’on les devine –
s’écrasant les pieds, s’étouffant, pour se faire, non plus une place au soleil, mais un trou sous terre. »

[…]
« a le Christ du pont Charles-IV aussi. C’est le troisième témoin de l’ancienne vie juive de Prague. C’était en
1692. Un Juif qui traversait la Voltava cracha sur Jésus en croix. »

presque du tourisme?

pas vraiment parce que dans les Carpathes, il va rencontrer la misère noire, la peur des pogromes, la faim

« Abraham, sont-ce là tes enfants ? Et ce n’est que Mukacevo ! Que cachent les ravins et les crêtes des Carpathes ?
Qui leur a indiqué le chemin de ce pays ? Quel ange de la nuit les a conduits ici ? La détresse ou la peur ? Les
deux. Ils fuyaient de Moravie, de la Petite Pologne, de la Russie. Les uns dans l’ancien temps, les autres dans les nouveaux, chassés par la loi, la faim, le massacre. Quand on n’a pas de patrie et qu’un pays vous repousse, où va- t-on ? »

A partir de Prague, la lectrice du XXIème siècle va peiner avec la géographie, les frontières ont beaucoup dérivé depuis le Traité de Versailles. La Tchécoslovaquie, de Masaryk a donné des droits aux Juifs mais certaines communautés sont tellement pauvres et arriérées que seuls certains s’occidentalisent. La Pologne a institutionalisé l’antisémitisme.

Les trois millions et demi de Juifs paient quarante pour cent des impôts et pour un budget de plus de trois
milliards de zloty, un os de cent mille zloty seulement est jeté à Israël. Un Juif ne peut faire partie ni de
l’administration, ni de l’armée, ni de l’université. Comme le peuple est chassé des emplois, l’ouvrier de l’usine, l’intellectuel est éloigné des grades. Pourquoi cela ? Parce que le gouvernement polonais n’a plus de force dès qu’il s’agit de résoudre les questions juives, la haine héréditaire de la nation emportant tout. Les Juifs de Pologne sont revenus aux plus mauvaises heures de leur captivité. †

Les bolcheviks « protègent » leurs juifs après les pogromes effrayants de Petlioura en Ukraine. 

Albert Londres visite partout, les taudis, les cours des rabbins miraculeux. Il se fait un ami colporteur qui l’introduira dans l’intimité des maisons où un journaliste ne serait pas admis. Dans le froid glacial leur périple est une véritable aventure. Les conditions dans lesquelles vivent les plus pauvres sont insoutenables. Seule solution : l’émigration . En Bucovine, (actuellement Ukraine) loin de toute mer, les agences de voyages maritimes prospèrent :

La misère a créé ici, ces Birou di Voïag. Les terres qui ne payent pas remplissent les bateaux.

Le clou, c’était que les Birou di Voïag ne chômaient pas. La foule, sous le froid, attendait à leurs portes comme les passionnés de Manon sur le trottoir de l’Opéra-Comique.

Et après toute cette misère, il rencontre un pionnier de Palestine, sioniste, décidé, revenu convaincre ses coreligionnaires

Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur Fisher ? — Je suis venu montrer ces choses aux jeunes. Israël a fait un
miracle, un miracle qui se voit, qui se touche. Je suis une des voix du miracle. Il faudrait des Palestiniens dans
tous les coins du monde où geignent les Juifs. Alter Fisher, le pionnier, n’était pas né en Bessarabie, mais en Ukraine. L’année 1919 il avait dix-huit ans.

cette époque j’étais un juif-volaille. Les poulets, les canards, on les laisse vivre autour des fermes. Puis, un beau jour, on les attrape, et, sans se cacher, on les saigne. Le sang répandu ne retombe sur personne. L’opération est légale. En Palestine on m’a d’abord appris à me tenir droit. Tiens-toi droit, Ben ! »

La solution? Pas pour les juifs orthodoxes. Avant de partir pour la Palestine, Londres fait un long détour par Varsovie où il visitera « l’usine à rabbins » et la cour d’un rabbin miraculeux d’où il rapporte des récits pittoresques d’un monde qui va disparaître (mais Albert Londres ne le sait pas). Pittoresques, dépaysants, très noires descriptions mais les écrivains comme Isaac Bashevis Singer en donnent une vision plus humaine.

Le voyage de Londres continue en Palestine où il découvre la ville moderne Tel Aviv, l’enthousiasme des pionniers

On vit une magnifique chose : l’idéal prenant le pas sur l’intérêt. les Juifs, les Jeunes Juifs de Palestine faisaient au milieu des peuples, honneur à l’humanité.

Ils arrivaient le feu à l’âme. Dix mille, vingt mille, cinquante mille. Ils étaient la dernière illustration des grands mouvements d’idées à travers l’histoire….

Ce serait un conte de fées si le pays n’était pas peuplé d’Arabes réclamant aussi la construction d’un foyer

Admettons. Nous sommes sept cent mille ici, n’est-ce pas ? On peut dire, je crois, que nous formons un foyer
national. Comme récompense, lord Balfour nous envoie les Juifs pour y former également un foyer national. Un
foyer national dans un autre foyer national, c’est la guerre !

!… De nous traiter en indigènes !… Voyons ! le monde ignore-t-il qu’il y a sept cent mille Arabes ici ?… Si
vous voulez faire ce que vous avez fait en Amérique, ne vous gênez pas, tuez-nous comme vous avez tué les
Indiens et installez-vous !… Nous accusons l’Angleterre ! Nous accusons la France !…

Albert Londres pointe ici les guerres à venir. D’ailleurs les émeutes sanglantes ne tardent pas. En été 1929, les massacres se déroulent et préludent à toute une série qui n’est toujours pas close. 

Et le Juif Errant?

 

Plaçons donc la question juive où elle est : en Pologne, en Russie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en
Hongrie. Là, erre le Juif errant.

Une nouvelle Terre Promise, non plus la vieille, toute grise, de Moïse, mais une Terre Promise moderne, en
couleur, couleur de l’Union Jack ! Le Juif errant est tombé en arrêt. Qu’il était beau,

 

C’est donc une lecture vivante, agréable, presque amusante qui, dès 1929 anticipe la suite de l’histoire.

 

 

Convoi pour Samarcande – Gouzel Iakhina

RUSSIE

« Nous n’avons plus de nourriture depuis longtemps, aucune. Nous avons abattu le bétail et la volaille l’automne passé déjà, et aussi attrapé tous les chiens et les chats, les souris et les lézards. Ce que nous mangeons ? Toutes sortes de saletés : de l’herbe trouvée sous la neige, des branches écrasées et bouillies. Des branches de pin, des pommes de pin, de la mousse. Des glands écrasés, bouillis dans sept eaux. Les plus fous mangent même des cailloux, font des soupes de sable. Ils ont essayé de moudre du bois, mais n’ont pas pu le manger. »

j’ai beaucoup aimé Les Enfants de la Volga et Zouleikha ouvre les yeux J’ai dévoré ce livre de 466 pages en trois jours.

 

Kazan 1921 -1922, la famine sévit dans la région de la Volga. Les autorités soviétiques chargent Déiev de former un convoi pour évacuer 500 enfants dans la région de Samarcande où ils trouveront de meilleures conditions

On y rassemblait, de tous les coins proches et lointains de la Tatarie rouge, des enfants que leurs parents ne
voulaient pas ou ne pouvaient pas nourrir ;

Déïev va réunir et aménager des wagons disparates : un wagon de luxe, une église roulante…une équipe formée d’une commissaire intransigeante Blanche, d’un infirmier Zoug, géant à l’âge de la retraite, de six nurses, un jeune cuisinier et un mécanicien. Ils devront conduire les 500 enfants sur près de 3000 km (2200 km à vol d’oiseau) à travers la campagne, la steppe et les déserts. Il faudra ravitailler le convoi aussi bien en nourriture qu’en combustible pour la locomotive. Une épidémie de choléra se déclare. Lutter aussi contre la vermine, le froid. Affronter des bandits dans des régions pas encore pacifiées. 

C’est donc une épopée que Gouzel Iakhina va nous faire vivre. le lecteur sera happée dans les épisodes dramatiques de la recherche de nourriture que Déïev mène, les armes à la main. Il n’hésite pas à user de violence et de chantage auprès des autorités rappelant à ceux qui gardent les entrepôts de grain leurs crimes de guerre. Et par la même occasion, faire part au lecteur de la barbarie de la guerre et ses massacres. Elle oppose la culpabilité de tous et le pardon possible, la rédemption dans le sauvetage de 500 enfants. Ces derniers, enfants des rues ne sont pas innocents pour autant, eux aussi ont volé pour survivre, certains sont drogués, certains ont tant souffert qu’ils en sont devenus fous, ou mutiques. 

Deïev était un homme simple qui aimait les choses simples. Il aimait quand on disait la vérité. Quand le soleil se levait. Quand un enfant inconnu souriait d’un sourire rassasié et insouciant. Quand les femmes chantaient, et les hommes aussi. Il aimait les vieux et les enfants : il aimait les gens. Il aimait se sentir appartenir à quelque chose de grand : l’armée, le pays, toute l’humanité. Il aimait poser la main sur le flanc d’une locomotive et sentir battre le cœur mécanique contre sa peau.

Si le personnage principal est donc le commandant du convoi, tout l’art de l’auteure est de donner épaisseur aux autres personnages adultes et enfants, et même au train qu’elle appelle « la guirlande » ou à la chienne qui sera la nourrice du bébé abandonné par sa mère sur le marchepied du train. Elle nomme les enfants par leurs surnoms qui racontent un peu de leur vie antérieure, de leurs origines ou de leurs particularités physiques.

C’est un récit haletant comme un thriller. Le lecteur se demande à chaque épisode comment Déïev trouvera nourriture, bois ou eau. Dans le désert les rails vont même se perdre….Et que trouveront-ils à Samarcande?

Journal de Nathan Davidoff – Le Juif qui voulait sauver le Tsar – présentation Benjamin Ben David -Ginkgo éditeur

J’ai trouvé ce livre dans le blog de Keisha

Après notre voyage en Ouzbékistan et la visite de la synagogue de Boukhara j’ai été très curieuse de connaitre les Juifs boukhariotes surtout dans le début du XXème siècle avec la Révolution de 1917. Le soustitre « le Juif qui voulait sauver le Tsar » m’a aussi intriguée.

Nathan Davidoff (1880 -1977) fut un homme d’affaires, un négociant en textiles, un capitaine d’industrie qui a pris d’abord la succession d’une affaire de famille florissante avant d’étendre ses activités à diverses branches.

La Communauté juive de Boukhara a un statut original : dès 1833, les Juifs boukhariotes furent autorisés à adhérer aux guildes commerciales et à résider dans certains territoires de l’Empire russe. en 1866 et 1872, ils obtinrent la nationalité russe. Le territoire du Turkestan ancien (actuel Ouzbékistan) est sur la Route de la Soie, et après la Guerre de Sécession américaine, quand le coton vint à manquer sur le marché mondial, un territoire de plantation du coton. Les Juifs traditionnellement étaient négociants de fils.

La famille de Nathan Davidoff établie à Tachkent et Kokand possédait des carderies et une fortune assez considérable. Le jeune Nathan Davidoff participa d’abord à l’affaire familiale avant de s’établir à son compte. Le journal raconte par le menu l’extension de ses activités commerciales et industrielles. Très gros travailleur, il savait se faire apprécier aussi bien des banquiers que de ses collaborateurs. Plus intéressé par le commerce qu’avide d’argent, il savait négocier les meilleurs prix sans étrangler ni ses clients ni ses concurrents. Il n’hésitait pas à se rendre en personne à Moscou auprès de son oncle d’abord, puis pour son compte personnel. Il a su étendre ses activités à d’autres branches comme les mines de charbon, et une concession ferroviaire pour le transport, des forêts et une scierie….

En bon négociant, il a su rendre service à toutes sortes de personnages, aussi bien dans l’entourage du Tsar qu’auprès des révolutionnaires. Par ses relations, il a eu conscience à temps de ce que la révolution bolchevique était inéluctable. Il a donc essayé de convaincre le Tsar de fuir ou tout au moins de faire passer la frontière à sa famille.

Ces mémoires détaillent les opérations commerciales et financières, il faut lire en diagonale toutes les transactions qui sont répétitives. Mais au fil de la lecture on apprend comment vivaient les Russes à Moscou et à la campagne.

Cependant, il ne faut pas chercher de folklore, ou de description de Boukhara, Tachkent ou Samarcande qui nous font tant rêver. La vie de la communauté juive est plutôt évoquée dans les notes que le petit fils de Nathan a ajoutées. De même, le procès antisémite qui lui fut intenté et qui se termina par un non-lieu.

Ces mémoires sont un témoignage précieux pour qui s’intéresse à cette région d’Asie Centrale et au début du XXème siècle.

Tenir sa langue – Polina Panassenko

Lu d’un trait, en une chaude après midi, 186 pages.

Polina raconte son combat et son procès contre l’administration pour récupérer son prénom russe, francisé en Pauline à sa naturalisation française demandée par ses parents alors qu’elle était mineure. Elle est née en URSS, nommée Polina, utilise ce prénom et se sent niée en ne pouvant pas le porter sur ses papiers officiels. Pourtant, dans sa famille, du côté maternel, juif, tous portent un double prénom : Rita s’appelait Rivka, Issaï , Isaac, Grisha, Hirsch « Pour ne pas nous gâcher la vie »

Elle raconte les allers-retours entre Moscou, où résident ses grands-parents et Saint Etienne où elle vit pendant l’année scolaire. Arrivée en France très jeune, elle doit affronter l’école alors qu’elle ne maîtrise pas le français. Adolescente, elle se définit comme Russe, se voit en patriote russe mais n’envisage pas de retourner définitivement dans sa  ville natale.

Histoire d’exil, d’apprentissage, de recherche d’identité,  de double culture… à hauteur de petite fille, puis d’adolescente. Touchante.

Histoire de langue apprise, de langue interdite (en Russie)

la paix ou la guerre – Mikhaïl Chichkine – Noir sur Blanc

RUSSIE

Désespérant! non pas le livre, ou plutôt cet essai composé d’une douzaine de textes écrits autour de 2019, avant l’invasion de l’Ukraine, encadrés d’une préface et d’une postface à la nouvelle édition datée 2022. Livre de circonstance qui tente de répondre aux questions que nous nous posons. Désespérante, la réponse : le pire est à venir et il n’y a rien à attendre de la société civile russe.

La question la plus pressante que nous nous posons tous (à l’Ouest) : comment les Russes peuvent-ils adhérer à la propagande qui a d’abord nié la guerre et qui distille des mensonges flagrants? Chichkine y consacre son premier chapitre Le paradoxe du mensonge. Les Russes sont habitués aux mensonges, Poutine ment sans vergogne, à ses concitoyens comme à l’Occident. Les mots n’ont pas le même sens 

« La Russie est revenue aux temps soviétiques du mensonge absolu. Le pouvoir a alors conclu avec ses sujets un contrat social resté en vigueur pendant des dizaines d’années : nous savons que nous mentons et vous mentez et nous continuons à mentir pour survivre. »

Suit, un résumé de l’histoire de la Russie, de sa fondation par les Vikings (Kyiv choisie pour capitale en 882) à nos jours. L’invasion des Mongols au XIIIème siècle et l’intégration de la Rous au khanat de la Horde d’Or est selon lui, le fondement du fonctionnement du pouvoir où prévaut la loi du plus fort :

« Toute la hiérarchie du pouvoir fonctionnait selon le même principe : courber l’échine devant les supérieurs, piétiner les inférieurs »

La suite de l’histoire prouve que cette règle n’a pas changé sous les Tsars comme à l’époque soviétique. La seule idéologie serait le maintien au pouvoir. Cette partie m’a beaucoup intéressée.

le chapitre suivant « Skoro » – Bientôt est plus personnel, plus contemporain. 1961, année de naissance de l’auteur, premier vol spatial habité, l’étau semble se desserrer après la mort de Staline, mais c’est aussi la construction du Mur de Berlin, les pénuries, les livres interdits, le temps des dissidents (héros ou traîtres?). Enfin en 1989, la chute du Mur de Berlin et sur ce mur l’auteur a bombé à la peinture « skoro – bientôt » .

Le Nouveau temps des troubles (1991-1993) les Russes espéraient une démocratisation rapide, un nouvel ordre démocratique, l’ouverture des frontières, la liberté de presse. Les privatisations et l’accaparement par le proches du pouvoir de toutes les richesses de l’état ont privé les gens ordinaires de tout bénéfice. Ils se sont sentis floués.

« Le mensonge communiste s’est mué en mensonge démocratique. les gens ont continué à se faire dépouiller, mais en vertu de mots d’ordre démocratiques »

L’auteur rappelle le chaos et le démantèlement de l’Union Soviétique, et les aspirations populaires à l’ordre et à l’autorité. Un nouveau monarque devait émerger et rétablir l’ordre.

1999 la Russie se relève

« …la vie russe s’est déroulée selon les manuels rédigés par des professeurs du KGB à destination des agents secrets. Provocations, fraudes électorales, corruption, compromissions, lynchages médiatiques, stratégie politiques sordides, empoisonnements secrets, exécutions publiques, guerre hybride…

Le pays s’est ouvert aux opérations spéciales »

la hausse du prix du pétrole a donné une relative aisance à la Russie.

« Au panthéon du 3ème empire russe siègent les saints des deux empires précédents Nicolas II est vénéré au même titre que Félix Dzerjinski « 

Le nationalisme remplace même la prospérité, le patriotisme compense les frustrations. Dans un chapitre l’auteur transpose les propos de Thomas Mann à propos de l’Allemagne nazie en interchangeant les mots « allemand » et « russe » . Vertige sémantique de cette Leçon d’allemand à l’usage des Russes -Thomas Mann et la Guerre d’Ukraine. Les réactions des citoyens sont rares 

Dans sa Postface l’auteur en appelle à l’Europe s’appuyant sur la réaction des Ukrainiens sur Maïdan en 2014, envoyant à l’Europe une « lettre en poste restante ».

Cette lecture répond à mes interrogations, mais me laisse pessimiste.

Nous – Evgueni Zamiatine (1924)

LITTERATURE RUSSE

 

« S’ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole. »

Lissitzky PROUN

Jusqu’en 2019, j’évitais de lire les dystopies, préférant le monde réel aux mondes inventés que je trouve toujours plus pauvres que la réalité complexe.  Romans historiques ou  relations de voyage, j’aime que les lectures s’ancrent dans l’histoire ou la géographie.

Entre épidémie de Covid et confinements, dérèglement climatique canicules et sècheresse, extinctions massives….la réalité commence à ressembler aux dystopies. Et j’ai levé mes préventions et mes préjugés.

Ecrit en 1920, publié en 1924, NOUS de Ziamiatine – précurseur de la Science Fiction – est un roman prémonitoire annonçant très tôt les excès totalitaristes, procès staliniens et idéologie dominante. On dit que Orwell s’en serait inspiré pour 1984. Je viens de terminer Le Procès de Kafka qui lui est contemporain et ces deux dystopies ont un air de proximité. 

Après une Guerre de Deux Cents ans, L’Etat Unitaire procure aux numéros (on ne dit plus « les citoyens » ou « les hommes » un paradis aseptisé avec des fêtes liturgiques ,

« Fête grandiose de la victoire de « nous » sur « je », du TOUT sur le UN »

Les individus soumettent toute leur vie à des règles très strictes et à une surveillance de chaque instant. Fermer ses volets pour obtenir une intimité est soumis à autorisation, avoir des rapports sexuels est autorisé seulement après avoir obtenu un billet rose.

deux-là, au paradis – ils ont eu le choix : ou le bonheur sans liberté – ou la liberté sans le bonheur ; pas de
troisième voie. Eux, ces nigauds, ils ont choisi la liberté – et le résultat ? – après, des siècles durant, on a eu la
nostalgie des chaînes. Les chaînes – vous comprenez – tout le monde soupire après elles. Depuis des siècles !

Les héros de l’histoire n’ont ni prénom  ni nom, seulement des numéros. Le narrateur D-503 est un ingénieur de premier plan , le concepteur de l‘Intégrale, partenaire sexuel de la douce O-90, mais qui va avoir une relation avec I-330, tandis qu’une certaine U le surveille de près. D-503 tient un journal intime. comme D-503 est mathématicien, sa prose fait énormément référence aux notions mathématiques conférant une coloration très spéciale au style du roman. Tous évoluent dans un monde transparent de verre et d’acier où la surveillance est constante. 

Un vilain cas ! Manifestement, vous avez développé une âme. Une âme ? C’est un vieux mot bizarre, depuis
longtemps oublié. On dit encore quelquefois : “états d’âme”, “charge d’âmes”, “âme en peine”… Mais “une
âme” tout court… — C’est… très grave, ai-je balbutié. — Inguérissable, a coupé Ciseaux.

Et pourtant, une Muraille que personne n’ose franchir borde ce monde futuriste. I-330 entraîne D-503 à des pratiques transgressives, tabac, alcool, bien sût proscrits, puis lui fait franchir la muraille pour découvrir un autre monde. Nous est aussi un roman d’amour. Une révolte couve, révolte ou révolution? Les rebelles comptent utiliser l’Intégrale à leur profit. D-503, leur complice laissera t il son poste de constructeur de l’Intégrale au profit des mutins? Le rôle d’I est assez ambigu. 

Mais vous n’êtes pas coupables – vous êtes malades. Et cette maladie a un nom : l’imagination. C’est un ver
rongeur qui creuse des rides noires dans nos fronts. C’est une fièvre qui nous pousse à courir toujours plus loin – quand bien même ce “plus loin” commencerait là où finit le bonheur. C’est – la dernière barrière sur sa route. Réjouissez-vous : elle vient de sauter.

J’ai eu du mal à rentrer dans l’histoire, dans ce monde mathématique tellement abstrait qu’il a fallu un bon tiers du livre pour m’accrocher. Et puis je me suis laissée embarquée  et je ne l’ai plus laissé. Un livre très puissant qui mérite les efforts du lecteur!

 

La Baignoire de Staline – Renaud S Lyautey – Seuil noir

MASSE CRITIQUE DE BABELIO

Merci à l’éditeur, Le Seuil et à Babélio pour cette agréable découverte. 

Un policier qui se déroule à Tbilissi en Géorgie, dépaysement garanti pour un voyage au Caucase. Un jeune Français est découvert assassiné dans une chambre d’hôtel, René Turpin, un diplomate est chargé de suivre l’affaire. Je pense à Aurel le consul du Suspendu de Conakry de Rufin en plus terne comme personnage. Ce sont les policiers géorgiens qui sont chargés de l’enquête. D’ailleurs d’autres morts suspectes vont succéder avec un sympathique détective d’origine abkhaze (occasion de découvrir cette région annexée par la Russie). L’enquête part en tous sens (je ne spoilerai pas!)

En plus du décor caucasien, on goûtera à la gastronomie locale sous l’expertise d’un aimable voisin de Turpin qui l’entraîne dans les meilleures cantines de la ville et cuisine aussi. J’aime les policiers qui n’oublient ni de manger ni de boire (mon préféré est Montalbano). Je vous laisse essayer des mets délectables aux noms imprononçables.

Et Staline là dedans? l’action se déroule en 2009.La Géorgie est un état indépendant.  Staline, qui en est originaire comme Béria et nombreux autres, ont laissé un souvenir impérissable. Fierté ou terreur? L’ambivalence subsiste encore un demi-siècle après sa disparition. On ne peut ignorer les décennies communistes qui ont modelé l’urbanisme et les mentalités.

Les racines de l’enquête remontent à l’époque soviétique. De policier, le roman vire à l’espionnage….j’ai dévoré la fin tout à fait passionnante.

une très bonne pioche de la Masse Critique!

le Mage du Kremlin – Giuliano da Empoli

RUSSIE

Vadim Baranov, éminence grise de Poutine est le « Mage du Kremlin« , une sorte de « Raspoutine » si Poutine est le « Tsar » (c’est ainsi qu’il est désigné dans l’ouvrage). Point de magie noire ici, à la place la « Com« . 

Vladimir Poutine et Vladislav Sourkov

 Baranov est un personnage de fiction inspiré de Vladislav Sourkov, homme de théâtre et de publicité qui fut, comme Baranov dans le roman, à la tête de la Télévision et protégé du milliardaire Khodorkovski. Si le personnage principal est une invention littéraire, les autres protagonistes sont, eux bien réels. La fiction est très proche de l’histoire contemporaine et raconte l’ascension de Poutine en 1999, propulsé par l’oligarque Berezovski

« Voici pourquoi votre absence d’expérience politique sera un atout, Vladimir Vladimirovitch. Vous êtes neuf, les Russes ne vous connaissent pas et ne peuvent vous associer à aucun des scandales et à aucune des erreurs qu’ils imputent à ceux qui les ont gouvernés ces dernières années. Certes, comme disait Boris, l’opinion publique se forme en peu de temps, vous n’aurez donc que quelques mois pour convaincre les Russes que vous êtes l’homme de la situation. »

Pour orchestrer la campagne électorale, rien de mieux qu’un homme de télévision qui, en outre, est un homme de théâtre:

Toutes les autres institutions s’étant écroulées, c’était à la télévision d’indiquer le chemin. Nous avons pris les décombres du vieux système, les HLM de banlieue, les flèches des gratte- ciel de Staline, et nous en avons fait les coulisses de nos reality- shows

C’est donc l’histoire d’une grande manipulation n’excluant ni la violence, ni les mensonges – bien connues fake-news – utilisant la guerre en Tchétchénie pour asseoir l’autorité de Poutine. Baranov, metteur en scène du chaos, fait du chaos le ressort de l’action. il n’hésite pas à faire appel aux éléments les plus provocateurs, les plus violents, les plus extrémistes, bikers, nationalbolchevistes de Limonov, pour des mises en scènes provocatrices.

La montée en puissance des oligarques s’était produite pendant cette sorte d’entracte féodal qui avait suivi la chute du régime soviétique. Boris et les autres étaient alors devenus les colonnes d’un système dans lequel le pouvoir du Kremlin dépendait substantiellement d’eux, de leur argent, de leurs journaux, de leur télévision. Quand ils avaient décidé de parier sur Poutine, les oligarques pensaient simplement changer de représentant, pas changer de système. Ils avaient pris l’élection du Tsar pour un simple événement, alors qu’il s’agissait du commencement d’une nouvelle époque. Une époque dans laquelle leur rôle était destiné à être revu.

Mais, les manipulateurs se retrouvent manipulés. Le Tsar, Poutine, au sommet du pouvoir ne laissera pas les mains libres aux oligarques qui se croyaient tout-puissants avec leur richesse. Et le grand communicateur, l’éminence grise se retrouvera aussi éloigné du pouvoir. mais le chaos, la guerre se trouvent au centre de la politique

J’avais  ouvert ce livre, croyant en apprendre plus sur Poutine et la Russie pour comprendre ce qui se joue en Ukraine. Je découvre les jeux de pouvoir, une sorte de théâtralité entre le Roi Lear, l’Opéra-Rock qui joue avec les symboles les plus spectaculaires comme drapeaux nazis et bombardements massifs, niant toute rationalité. Le pouvoir du chaos!

Et si cela n’était pas réservé à la Russie? Et si la Prise du Capitole de Trump, le décervelage de la télévision de Berlusconi procédaient de la même logique?

 

Sashenka – Simon Sebag Montefiore

RUSSIE

J’avais dévoré Jérusalem : Biographie que j’avais trouvé passionnant, dans la foulée j’avais téléchargé Shashenka du même auteur : Simon Sebag Montefiore , historien, écrivain né à Londres en 1965 auteur d’une biographie de Staline, des études sur La Grande Catherine et sur les Romanov, entre autres. J’avais laissé dormir dans la liseuse ce gros ouvrage de 732 pages que j’ai acheté en anglais. L’actualité récente a réactivé mon intérêt pour l’histoire russe. 

Sashenka est une fiction, un roman historique composé de trois parties :

Saint Pétersbourg,  1916

Moscou, 1939

Le Caucase, Londres, Moscou, 1994

Cette histoire romancée raconte l’histoire de Sashenka Zeitlin (Camarade Snowfox), jeune fille juive de la grande bourgeoisie qui choisit de devenir bolchevik à 16 ans sous l’influence de Mendel, son oncle maternel. Le roman s’ouvre avec l’arrestation de Sashenka à la sortie de son lycée très chic. Son père, un magnat du pétrole et sa mère, dans la mouvance de Raspoutine, la feront bien sûr libérer. Elle croisera en prison le Capitaine Sagan, de l’Okhrana (police secrète tsariste) qui cherchera a l’utiliser comme agent double,  avec l’assentiment de Mendel et des bolcheviks. Nous suivons avec Sashenka la Révolution de 1917.

20 ans, plus tard, Sashenka est mariée à un de ses anciens camarades de Petersbourg, mère de deux enfants est dans le premier cercle de Staline qui fait une apparition à  une fête de 1er mai dans leur datcha. Sashenka est éditrice d’une revue destinée aux femmes soviétiques tandis que Vania, son mari est tchékiste. En principe, la terreur et les procès de 1937 sont terminés mais toute la famille de Sashenka se trouve arrêtée, seuls les enfants échapperont mais donnés à l’adoption.

La troisième partie raconte les recherches de Katinka, une historienne stipendiée par un oligarque russe pour faire des recherches sur ses origines. Les archives de Staline commencent à être accessibles, il reste encore des témoins…

« The Nazis knew they were doing wrong, so they hid everything; the Bolsheviks were convinced they were doing right, so they kept everything. Like it or not, you’re a Russian historian, a searcher for lost souls, and in Russia the truth is always written not in ink, like in other places, but in innocent blood. These archives are as sacred as Golgotha. In the dry rustle of the files you can hear the crying of children, the shunting of trains, the echo of footsteps down to the cellars, the single shot of the Nagan pistol delivering the seven grammes. The very paper smells of blood.’

[…]
‘No thanks. There’s no fruit, no harvest in this sort of history; all these fields are sown with salt. « 

Ce roman historique fait revivre des épisodes marquants de l’histoire russe. L’auteur est particulièrement bien renseigné. En filigrane, on devine les silhouettes de personnages connus comme Isaac Babel. Les mécanismes bureaucratiques et la censure stalinienne sont très bien démontrés. Se profile aussi l’horreur du goulag.  Les persécutions antisémites sont mises en évidence.

Cependant ce n’est pas un livre d’histoire. Les histoires d’amour de Sashenka ,  son amour maternel prennent beaucoup de place dans ce gros pavé, un peu de trop, trop de coïncidences aussi, pas toujours vraisemblables. Une lecture agréable malgré quelques longueurs

Le Moine Noir -Anton Tchekhov

RUSSIE

Le Moine Noir de Serebrennikov 

Je n’ai malheureusement pas pu assister à la pièce en Avignon.  Dans la cour du Palais des Papes cela devait avoir plus d’allure que sur mon écran. J’ai même eu du mal à rentrer dans l’histoire, redite trois fois avec des petites variations, mais en trois langues différentes dans un décor très noir. Je me suis quand même laissée emporter et j’ai découvert le final spectaculaire avec enthousiasme.

Le moine noir : la nouvelle de Tchekhov

Avant de regarder la captation d’Avignon j’aurais été mieux inspirée de lire la nouvelle, j’aurais mieux compris et identifié les personnages. j’ai eu une hésitation avec les personnages féminins puisque Srebennikov a dédoublé et même triplé Kovrine, pourquoi pas Tania?

Finalement le metteur en scène est beaucoup plus fidèle au texte que je ne l’imaginais – on peut monter Tchekhov de manière très variée et moderne – j’ai beaucoup aimé les diverses mises en scène d’Oncle Vania récemment celle de Weber.

 « Il y a mille ans, un moine, vêtu de noir, cheminait dans le désert, en Syrie ou en Arabie. À quelques mètres de
l’endroit où il passait, des pêcheurs virent un autre moine qui marchait lentement sur l’eau d’un lac. Le second moine était un mirage. Perdez de vue maintenant toutes les lois de l’optique que la légende, semble-t-il, ignore, et écoutez ce qui suit. De ce mirage en naquit un second, du second un troisième,

[…]
en sorte que l’image du moine noir se transmit à l’infini d’une couche de l’atmosphère dans l’autre. On la voyait
tantôt en Afrique, tantôt en Espagne, tantôt aux Indes, tantôt dans l’extrême Nord… Elle sortit enfin des limites
de l’atmosphère terrestre, et, maintenant elle erre dans l’univers entier, sans pouvoir se trouver jamais dans des
conditions où elle pourrait disparaître. Peut-être est-elle maintenant dans la planète Mars ou dans quelque étoilede la Croix du Sud. « 

La découverte de la folie par Kovrine, les différentes hallucinations sont racontée par Tchékhov mais exagérées jusqu’au ballet fascinant de derviches tourneurs à Avignon en un  final extraordinaire.