L’Oreille de Kiev – Andreï Kourkov

UKRAINE POLAR HISTORIQUE (KIEV 1919)

 

« C’est la cacophonie révolutionnaire ! Des armes à foison, de l’ordre nulle part, des bandits et des voleurs cent fois plus nombreux qu’ils n’étaient ! Et, bien sûr, on a chassé les anciens policiers et enquêteurs, ne restent que leurs signatures sur les vieux dossiers… »

Andréï Kourkov a reçu un « cadeau » : un carton contenant des documents authentiques de la Tchéka datés de 1919 et s’en est inspiré pour écrire un polar historique. 

Le héros de l’histoire, Samson, voit son père abattu par le sabre d’un cosaque et son oreille tranchée en même temps.  Des soldats envahissent l’appartement familial, réquisitionnent le bureau de son père, le menacent. Dans l’anarchie qui règne à Kiev, Samson s’engage dans la milice pour y trouver une protection, pour faire justice et se venger accessoirement. Comme il était étudiant, il  sait rédiger des rapports que son chef apprécie . En compagnie d’un prêtre défroqué, ils vont élucider le mystère de vol d’argenterie et de pièces de tissu par les soldats logés chez Samson.

Dans Kiev de 1919, les diverses factions se succèdent, bolcheviks, cosaques de Petlioura, anarchistes de Makhno, partisans de l’ataman….Je me souviens de la Cavalerie Rouge de Babel qui est un véritable journal de ces affrontements entre rouges et blancs. L’anarchie est totale, plusieurs monnaies ont cours, les anciens roubles des tsars, les kerenki, les coupons-repas…Tout est volé, les meubles(parfois comme bois de chauffage) l’argenterie, le sel, le sucre….Et pourtant, imperturbablement Samson rédige ses dossiers, les relie, les classe…

Kourkov apporte à l’enquête sa touche burlesque avec  cette oreille dans sa boîte à bonbons et le fémur d’argent, je ne vous dévoilerai rien de plus pour ne pas spoiler l’intrigue

C’est donc un polar historique intéressant et très plaisant quoique Les Abeilles Grises et Le Pingouin jouent dans une autre catégorie. 

 

Les Pérégrins – Olga Tokarczuk- Ed Noir sur Blanc

LECTURES COMMUNES : LITTERATURE D’EUROPE DE L’EST

 » Debout sur la digue, les yeux rivés sur le courant tumultueux de l’Oder, j’ai pris conscience que ce qui est en mouvement – en dépit de ses dangers – sera toujours meilleur que ce qui est immobile, et que le changement sera toujours quelque chose de plus noble que l’invariance « 

Qui sont ces Pérégrins ? Voyageurs, nomades, pèlerins, gens qui sont en mouvement qui se déplacent en train, en avion, ou simplement dans le métro de Moscou.

« Le but des pérégrinations est d’aller à la rencontre d’un autre pérégrin. »

Le livre Les Pérégrins n’est ni un roman, ni un récit de voyages, c’est une collection de textes autour des pérégrins ou des pérégrinations : textes très courts rédigés dans la salle d’embarquement d’un aéroport, à bord d’un train…ou longues nouvelles historiques, parfois fractionnées dont on retrouve la suite loin dans le livre. Mosaïque de textes plutôt que récit cohérent. Le vacancier polonais qui a perdu sa femme sur une minuscule île croate va-t-il la retrouver?

Je ne demande plus, à présent j’implore Votre Majesté de restituer le corps de feu mon père à sa famille, ce
corps qui, dépouillé de toute dignité et de respect, vidé et empaillé, demeure exposé à la curiosité de tous, à côté d’animaux sauvages. Je Vous adresse la présente supplique aussi au nom des autres êtres humains empaillés qui se trouvent dans le Cabinet de Curiosités de Votre Majesté Impériale et Royale, car, que je sache, il n’y a personne pour intercéder

Angelo Soliman né en l’an de grâce 1720 arrivé à la cour de l’Empereur d’Autriche comme négrillon, mascotte, et arrivé à se faire apprécier de l’Empereur Joseph comme fin politicien et ambassadeur, fut empaillé après sa mort, sa fille adresse plusieurs sollicitations pour que son père soit inhumé comme un humain et non pas objet de curiosité malsaine. Les trois suppliques apparaissent séparément dans l’ouvrage. 

« Le but des pérégrinations est d’aller à la rencontre d’un autre pérégrin. Cette fois, le pérégrin était de cire.
Vienne. Le Josephinum, tout récemment rénové. La collection de figures de cire. »

Une constante : la fascination pour les restes humains, ossements, ou conservés dans des bocaux de formol, ou « plastinés ». c’est la première fois que je lis ce mot de « plastination » selon Wikipédia

Le principe de plastination consiste à remplacer l’eau et les graisses tissulaires par une matière plastique comme la silicone, la résine époxy ou le polyester. La pièce anatomique est d’abord prélevée puis immergée dans une solution de formol qui permet sa conservation lors des dissections.

Ce thème inspire l’histoire d’un anatomiste hollandais du 17ème siècle, contemporain de Spinoza et celle d’un autre moderne,  le docteur Blau.

J’ai du mal à relier le thème du voyage et cette attraction pour les restes humains naturalisés. J’ai lu avec curiosité les textes s’y attachant mais aussi avec réticence. Bizarre!

Comme si de rien n’était… Alina Nelega – des femmes

LE MOIS DE L’EUROPE DE L’EST /ROUMANIE

Pour ce mois de mars 2023, j’ai pris un peu d’avance dans mes lectures puisque nous serons aux Antilles.

« Notre Conducator – notre lumière divine,/Source nourricière prenant ses eaux/De Maramures et de Bucovine/ Grand timonier, chêne majestueux », Nana s’applique à appuyer sur les mots »

J’ai découvert  deux livres roumains récents Comme si de rien n’était de Alina Nelega et Iochka de Christian Fulas. L’action dans les deux ouvrages se déroule pendant l’ère Ceausescu en Transylvanie. Il m’a semblé que Comme si de rien n’était était le pendant féminin de Iochka qui mettait en scène des hommes isolés dans une vallée sauvage, très portés sur la boisson tandis que leurs fantasmes sexuels portaient sur une notion très primaire de la femme, putain, mère ou sainte ; ce qui m’avait un peu énervée. 

Que vienne le temps des varices et des poils sur le visage pour que personne ne s’excite plus en voyant ses seins
tombants – là elle sera enfin libre et moche. Mais elle ne sera toujours qu’une femme, objet digne de mépris
parce que les femmes n’ont pas le droit d’être moches, seuls les hommes peuvent puer,

« Voyons, les femmes n’ont pas accès à la fierté, à l’honneur et au courage, elles doivent être juste sensibles, délicates et vulnérables, autrement ce ne sont pas des femmes mais des hommes, et ça c’est pas permis, elles sont élevées pour pleurer et pleurnicher, pour demander aide et protection, pour montrer leurs émotions tandis qu’eux, ces braves et honorables individus, eux ils ont le droit de se soûler au lieu de pleurer et peuvent même, à la limite, donner des coups de poing pour se défouler. »

Au contraire Comme si de rien n’était est une histoire d’amour lesbien. Depuis le lycée, en 1979, Nina et Cristina s’aiment. Elles font du théâtre. Nina vient d’un milieu privilégié, sa mère est journaliste et son père architecte. Cristina est la fille d’un officier tankiste et d’une enseignante et vit sur pied beaucoup plus modeste. L’année suivante Nana sera prise dans les études de théâtre à Bucarest tandis que Cristina poursuivra des études de lettres se marie à Radu, le frère de Nana, accouche d’un fils. . Si Nana réussit sa carrière d’actrice, la vie est plus dure pour Cristina professeur de roumain dans un collège provincial qui doit batailler pour se nourrir convenablement et ne pas dévier de la ligne et du conformisme du Parti. 

« Alors la conscience de Parti elle connaît – donc le type a pas envie de la piquer, ni de la violer, ni de la manger,
il veut juste qu’elle lui prête son studio l’après-midi et le soir pendant deux semaines pour pouvoir surveiller des activités suspectes dans son immeuble, son couloir et l’étage du dessus. »

Un chapitre Le Poulet montre toutes les difficultés pour échapper à la faim et à la surveillance de la Securitate. Elle se trouve, plus tard,  mêlée à un incident qui lui vaut des ennuis avec les autorités : elle doit se soumettre à l' »organe« 

« Organes internes, organes génitaux, organes des sens – et à côté de ça, il y en a un autre, un Organe qui est au- dessus de tous les autres qui contrôle le foie, l’estomac, le cerveau – les cerveaux lui sont tous subordonnés, il faut obéir à l’Organe, aux ordres de l’Organe, l’Organe tout-puissant, le plus fort, qui décide de tout, l’Organe vous voit, l’Organe vous entend, l’Organe vous protège et il vous punit si vous avez fauté, l’homme a besoin de l’Organe, l’homme n’est pas seul dans l’univers, l’Organe est partout, comme le vent et la pluie, on ne peut pas lui résister, on ne discute pas avec l’Organe »

Après bien des péripéties, les deux amies se retrouvent, partent en vacances ensemble mais la vie n’est pas facile. Cristina ne rédige pas le livre qu’elle a commencé depuis l’adolescence, elle ne peut pas assumer toute la vérité et la médiocrité  de son existence et finalement se brouille d’avec Nana.

Nana , lors d’une tournée en Serbie de sa compagnie va passer à l’Ouest. le roman se termine avec la chute du mur de Berlin, on connait la suite  en Roumanie. Se retrouveront elles?

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le témoignage d’une femme sur le quotidien de la vie en Roumanie au temps des Ceausescu. Témoignage politique mais surtout regard de femmes sur la vie quotidienne dans les privations matérielles et de liberté. Comment faire quand surviennent les règles en voyage et que le coton est introuvable? Comment faire quand envoyer un simple télégramme à sa voisine lui demandant de « vider la poubelle » parait à la postière un message subversif?

Un roman dense et riche, que je recommande.

 

 

Struma 72 jours de drame pour 769 juifs au large d’Istanbul – Halit Kakinç – Turquoise

HOLOCAUSTE

MASSE CRITIQUE de Babélio

Un roman historique ou un « tombeau«  pour les 769 Juifs morts noyés le 24 février 1942 sur le Struma, épave transportant des Juifs roumains fuyant les persécutions en Roumanie qui devait les conduire de Constança en Palestine. Véritable épave flottante, au moteur en panne rafistolé, le Struma  est arrivé à rallier Istanbul où on lui a imposé une quarantaine. La Turquie – en principe neutre – a refusé le débarquement aux passagers sous les injonctions des Britannique, des Allemands et a laissé pourrir la situation pour enfin remorquer le navire en Mer Noire où il a été torpillé par la marine soviétique. 

Roman, parce que l’auteur, Halit Kakinç, journaliste et écrivain, a essayé de faire « revivre » un certain nombre de personnages. Roman historique écrit après de nombreuses recherches , préfacé par Esther Benbassa, historienne et directrice d’études à la Sorbonne, sénatrice EELV. 

Ce livre est de lecture facile et instructive fait revivre ces épisodes tragiques récurrents comme l’odyssée du Saint Louis (1939) qui a quitté Hambourg pour rejoindre La Havane contraint de retourner en Allemagne, celui du Patria coulé à Haïfa en 1940, Exodus (1947), et tant d’autres moins fameux, peut être…

«  Ce roman historique nous rappelle avec pudeur et dignité le sort des réfugiés en 1941. D’autres aujourd’hui, perdent la vie en route, sombrant avec leurs espoirs, sans que beaucoup s’en émeuvent vraiment »

Esther Benbassa

Je remercie les Editions Turquoise de l’envoi de ce joli livre . 

 

Iochka – Cristian Fulas – La Peuplade

 ROUMANIE

415 pages, deux semaines pour en venir à bout.

« Comme tous les peuples, celui dont sortaient Ilona et Iochka n’avait pas d’histoire. Pas dans le sens qu’on
pourrait croire – qu’on ne lui accorderait pas d’importance – mais dans le sens d’être absent du monde, mort sans aucune autre suite. Parce que ceux qui avaient écrit l’histoire, depuis toujours, avaient marqué, noté les faits, les guerres, les ententes entre les puissants que l’on appelle la paix, en laissant croire à tout le monde que les petites gens n’étaient que des instruments, de la chair à canon et des bêtes de somme, »

Dans une vallée perdue des Carpathes, des hommes construisent une voie ferrée qui n’arrive nulle part, un hôpital psychiatrique héberge des « fous » ou peut-être des opposants au régime. L’électricité est parvenue presque jusqu’à eux.

Iochka est arrivé dans la vallée après avoir fait la guerre avec l’armée roumaine (du côté des Allemands) puis avoir été déporté dans un camp soviétique du côté du Caucase, il trouve la paix dans la vallée et il est rejoint par Ilona.

C’est une histoire d’amour. Les descriptions érotiques sont circonstanciées et parfois tirent en longueur (suis-je forcée de lire tout cela?) .

C’est aussi l’histoire d’amitié virile entre les quatre notables : Iochka, le forgeron, le Contremaître du chantier, le docteur de l’hôpital et le pope qui vit plus haut dans son ermitage. Amitié autour d’une bouteille de palinca, ils boivent beaucoup. La gnôle délient les langues, alimente des disputes entre le pope et le docteur athée, scelle des réconciliations. Ils boivent vraiment beaucoup (suis-je forcée de les suivre pendant des pages?).

A force de lire, je découvre les histoires individuelles (je suis restée sur ma faim en ce qui concerne le médecin, comment est-il arrivé là?). Chaque histoire se développe. Chacun se dévoile dans sa complexité. Je m’attache aux personnages.

C’est aussi l’histoire de la Roumanie, toute une tranche d’histoire de la Seconde Guerre mondiale à l’installation des communistes, la chute des Ceausescu, la modernisation qui gagne avec la construction des chalets de touristes dans la vallée.  Histoire désenchantée où la chute du dictateur apporte peu aux gens ordinaires :

 Peut-être que le régime était tombé, peut-être qu’un chef avait été exécuté sommairement un matin d’hiver dans l’espoir que le passé soit révolu mais quiconque aurait observé le monde aurait compris une vérité que les plus simples, à qui personne ne demandait rien, connaissaient : un homme avait disparu mais son époque n’était pas finie et peut-être ne finirait-elle jamais. Parce que, mais cela seuls les sages le comprennent et le comprendront jamais, les mondes dirigés par un seul homme ne sont pas dirigés par lui mais par des milliers

[…]
Au plus petit signe d’hésitation du puissant, lorsque les peuples se révoltent, ceux qui l’entourent l’exécutent et
mettent en place un autre puissant derrière lequel ils se cacheront et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps.
[…]
Sans bruit et sans chercher à tirer des ficelles pour la faire disparaître, le nouveau propriétaire avait couvert le terrassement et les rails d’un talus qui enterrait sous un mètre de terre toute l’histoire passée de ces lieux. »

Malgré les  longueurs, je me suis laissé emporter dans ce roman très exotique pour moi. J’ai bien aimé partager les moments de fête, les traditions orthodoxes gardées fidèlement par la pope beaucoup moins borné que je ne l’imaginais au début, un fin lettré collectionneur d’icones et d’objets d’art.

Roman de tolérance aussi : le Contremaître communiste, le docteur athée, le pope se disputent, comparent leur vision de la vie, se réconcilient, s’associent pour prendre soin de Iochka, le taiseux, l’homme simple.

Bucarest/ Paris:

George, fidèle lecteur et commentateur roumain m’a envoyé une documentation sur l’auteur Cristian Fulas que je recopie ici : 

Cristian Fulaș, né le 3 juillet 1978 à Caracal, diplômé en lettres, puis études approfondies en théorie de la littérature. Il a fait ses débuts en 2015 avec Fîșii de rûsine (Gestalt Books; Prix de l’Observatoire culturel pour ses débuts; Prix du colloque « Liviu Rebreanu »; Prix du magazine Accente; nominé aux USR Awards pour ses débuts; nominé pour le prix du livre de l’année du Iași Journal). Des fragments du roman ont été traduits en français, italien, allemand, anglais, bulgare, croate, suédois, hongrois. En 2015, il publie Jurnal de debutant (Tracus Arte Publishing House), et en 2016 After Crying (Max Blecher & Gestalt Books Publishing House ; nominé pour le prix du livre de l’année du journal Iași). Il a traduit une cinquantaine de titres de l’anglais, de l’italien et du français, parmi lesquels on cite : Machiavelli’s Dream (Christophe Bataille), Tell Them About Battles, Kings and Elephants (Mathias Énard), Classic Myths (Jenny March), Igitur • A Throw by Dés (Stéphane Mallarmé).
 
Du même auteur, le court volume en prose Cei frumoși si cei buni (2017) et les romans Fîșii de rûsine (2018)(Bandes de honte) et Dupa plîns (2019)(Après avoir pleuré) sont également parus aux éditions Polirom. En 2018, il publie Povestea lui Dosoftei à la Maison d’édition du Musée littéraire de Iași, dans le cadre d’un projet FILIT. Depuis 2019, il traduit Marcel Proust, « À la recherche du temps perdu ».

 

Nous – Evgueni Zamiatine (1924)

LITTERATURE RUSSE

 

« S’ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole. »

Lissitzky PROUN

Jusqu’en 2019, j’évitais de lire les dystopies, préférant le monde réel aux mondes inventés que je trouve toujours plus pauvres que la réalité complexe.  Romans historiques ou  relations de voyage, j’aime que les lectures s’ancrent dans l’histoire ou la géographie.

Entre épidémie de Covid et confinements, dérèglement climatique canicules et sècheresse, extinctions massives….la réalité commence à ressembler aux dystopies. Et j’ai levé mes préventions et mes préjugés.

Ecrit en 1920, publié en 1924, NOUS de Ziamiatine – précurseur de la Science Fiction – est un roman prémonitoire annonçant très tôt les excès totalitaristes, procès staliniens et idéologie dominante. On dit que Orwell s’en serait inspiré pour 1984. Je viens de terminer Le Procès de Kafka qui lui est contemporain et ces deux dystopies ont un air de proximité. 

Après une Guerre de Deux Cents ans, L’Etat Unitaire procure aux numéros (on ne dit plus « les citoyens » ou « les hommes » un paradis aseptisé avec des fêtes liturgiques ,

« Fête grandiose de la victoire de « nous » sur « je », du TOUT sur le UN »

Les individus soumettent toute leur vie à des règles très strictes et à une surveillance de chaque instant. Fermer ses volets pour obtenir une intimité est soumis à autorisation, avoir des rapports sexuels est autorisé seulement après avoir obtenu un billet rose.

deux-là, au paradis – ils ont eu le choix : ou le bonheur sans liberté – ou la liberté sans le bonheur ; pas de
troisième voie. Eux, ces nigauds, ils ont choisi la liberté – et le résultat ? – après, des siècles durant, on a eu la
nostalgie des chaînes. Les chaînes – vous comprenez – tout le monde soupire après elles. Depuis des siècles !

Les héros de l’histoire n’ont ni prénom  ni nom, seulement des numéros. Le narrateur D-503 est un ingénieur de premier plan , le concepteur de l‘Intégrale, partenaire sexuel de la douce O-90, mais qui va avoir une relation avec I-330, tandis qu’une certaine U le surveille de près. D-503 tient un journal intime. comme D-503 est mathématicien, sa prose fait énormément référence aux notions mathématiques conférant une coloration très spéciale au style du roman. Tous évoluent dans un monde transparent de verre et d’acier où la surveillance est constante. 

Un vilain cas ! Manifestement, vous avez développé une âme. Une âme ? C’est un vieux mot bizarre, depuis
longtemps oublié. On dit encore quelquefois : “états d’âme”, “charge d’âmes”, “âme en peine”… Mais “une
âme” tout court… — C’est… très grave, ai-je balbutié. — Inguérissable, a coupé Ciseaux.

Et pourtant, une Muraille que personne n’ose franchir borde ce monde futuriste. I-330 entraîne D-503 à des pratiques transgressives, tabac, alcool, bien sût proscrits, puis lui fait franchir la muraille pour découvrir un autre monde. Nous est aussi un roman d’amour. Une révolte couve, révolte ou révolution? Les rebelles comptent utiliser l’Intégrale à leur profit. D-503, leur complice laissera t il son poste de constructeur de l’Intégrale au profit des mutins? Le rôle d’I est assez ambigu. 

Mais vous n’êtes pas coupables – vous êtes malades. Et cette maladie a un nom : l’imagination. C’est un ver
rongeur qui creuse des rides noires dans nos fronts. C’est une fièvre qui nous pousse à courir toujours plus loin – quand bien même ce “plus loin” commencerait là où finit le bonheur. C’est – la dernière barrière sur sa route. Réjouissez-vous : elle vient de sauter.

J’ai eu du mal à rentrer dans l’histoire, dans ce monde mathématique tellement abstrait qu’il a fallu un bon tiers du livre pour m’accrocher. Et puis je me suis laissée embarquée  et je ne l’ai plus laissé. Un livre très puissant qui mérite les efforts du lecteur!

 

Nous nous aimions – Kéthévane Davrichewy – Sabine Wespieser

GEORGIE/FRANCE

152 pages, lu d’une traite une après-midi pluvieuse. Lecture agréable. Histoire un peu triste de liens familiaux très forts qui se défont à la suite de deuils, de brouilles, de la guerre en Abkhazie qui a détruit la maison familiale où la mère et les soeurs passaient les vacances d’été.

Roman d’exil, pour la mère, danseuse géorgienne qui a quitté Tbilissi pour épouser un Géorgien exilé à Paris, double culture pour les filles, nées à paris dans une famille où la culture géorgienne est maintenue vivante mais qui grandissent dans un environnement français.

Noyau familial chaleureux, virées en voitures, le père la mère, les deux filles chantant Jules Dassin…Intimité partagée des deux soeurs qui ne se cachent rien et se tiennent la main. Famille géorgienne accueillante et finalement tracasseries soviétiques stressantes mais supportables.

Le bonheur, sont ils éternels? Usure au fil du temps, divorces, maladies, ressentiment. Délicatement racontés avec l’élégance d’un roman  court qui reste léger.

La Baignoire de Staline – Renaud S Lyautey – Seuil noir

MASSE CRITIQUE DE BABELIO

Merci à l’éditeur, Le Seuil et à Babélio pour cette agréable découverte. 

Un policier qui se déroule à Tbilissi en Géorgie, dépaysement garanti pour un voyage au Caucase. Un jeune Français est découvert assassiné dans une chambre d’hôtel, René Turpin, un diplomate est chargé de suivre l’affaire. Je pense à Aurel le consul du Suspendu de Conakry de Rufin en plus terne comme personnage. Ce sont les policiers géorgiens qui sont chargés de l’enquête. D’ailleurs d’autres morts suspectes vont succéder avec un sympathique détective d’origine abkhaze (occasion de découvrir cette région annexée par la Russie). L’enquête part en tous sens (je ne spoilerai pas!)

En plus du décor caucasien, on goûtera à la gastronomie locale sous l’expertise d’un aimable voisin de Turpin qui l’entraîne dans les meilleures cantines de la ville et cuisine aussi. J’aime les policiers qui n’oublient ni de manger ni de boire (mon préféré est Montalbano). Je vous laisse essayer des mets délectables aux noms imprononçables.

Et Staline là dedans? l’action se déroule en 2009.La Géorgie est un état indépendant.  Staline, qui en est originaire comme Béria et nombreux autres, ont laissé un souvenir impérissable. Fierté ou terreur? L’ambivalence subsiste encore un demi-siècle après sa disparition. On ne peut ignorer les décennies communistes qui ont modelé l’urbanisme et les mentalités.

Les racines de l’enquête remontent à l’époque soviétique. De policier, le roman vire à l’espionnage….j’ai dévoré la fin tout à fait passionnante.

une très bonne pioche de la Masse Critique!

le Mage du Kremlin – Giuliano da Empoli

RUSSIE

Vadim Baranov, éminence grise de Poutine est le « Mage du Kremlin« , une sorte de « Raspoutine » si Poutine est le « Tsar » (c’est ainsi qu’il est désigné dans l’ouvrage). Point de magie noire ici, à la place la « Com« . 

Vladimir Poutine et Vladislav Sourkov

 Baranov est un personnage de fiction inspiré de Vladislav Sourkov, homme de théâtre et de publicité qui fut, comme Baranov dans le roman, à la tête de la Télévision et protégé du milliardaire Khodorkovski. Si le personnage principal est une invention littéraire, les autres protagonistes sont, eux bien réels. La fiction est très proche de l’histoire contemporaine et raconte l’ascension de Poutine en 1999, propulsé par l’oligarque Berezovski

« Voici pourquoi votre absence d’expérience politique sera un atout, Vladimir Vladimirovitch. Vous êtes neuf, les Russes ne vous connaissent pas et ne peuvent vous associer à aucun des scandales et à aucune des erreurs qu’ils imputent à ceux qui les ont gouvernés ces dernières années. Certes, comme disait Boris, l’opinion publique se forme en peu de temps, vous n’aurez donc que quelques mois pour convaincre les Russes que vous êtes l’homme de la situation. »

Pour orchestrer la campagne électorale, rien de mieux qu’un homme de télévision qui, en outre, est un homme de théâtre:

Toutes les autres institutions s’étant écroulées, c’était à la télévision d’indiquer le chemin. Nous avons pris les décombres du vieux système, les HLM de banlieue, les flèches des gratte- ciel de Staline, et nous en avons fait les coulisses de nos reality- shows

C’est donc l’histoire d’une grande manipulation n’excluant ni la violence, ni les mensonges – bien connues fake-news – utilisant la guerre en Tchétchénie pour asseoir l’autorité de Poutine. Baranov, metteur en scène du chaos, fait du chaos le ressort de l’action. il n’hésite pas à faire appel aux éléments les plus provocateurs, les plus violents, les plus extrémistes, bikers, nationalbolchevistes de Limonov, pour des mises en scènes provocatrices.

La montée en puissance des oligarques s’était produite pendant cette sorte d’entracte féodal qui avait suivi la chute du régime soviétique. Boris et les autres étaient alors devenus les colonnes d’un système dans lequel le pouvoir du Kremlin dépendait substantiellement d’eux, de leur argent, de leurs journaux, de leur télévision. Quand ils avaient décidé de parier sur Poutine, les oligarques pensaient simplement changer de représentant, pas changer de système. Ils avaient pris l’élection du Tsar pour un simple événement, alors qu’il s’agissait du commencement d’une nouvelle époque. Une époque dans laquelle leur rôle était destiné à être revu.

Mais, les manipulateurs se retrouvent manipulés. Le Tsar, Poutine, au sommet du pouvoir ne laissera pas les mains libres aux oligarques qui se croyaient tout-puissants avec leur richesse. Et le grand communicateur, l’éminence grise se retrouvera aussi éloigné du pouvoir. mais le chaos, la guerre se trouvent au centre de la politique

J’avais  ouvert ce livre, croyant en apprendre plus sur Poutine et la Russie pour comprendre ce qui se joue en Ukraine. Je découvre les jeux de pouvoir, une sorte de théâtralité entre le Roi Lear, l’Opéra-Rock qui joue avec les symboles les plus spectaculaires comme drapeaux nazis et bombardements massifs, niant toute rationalité. Le pouvoir du chaos!

Et si cela n’était pas réservé à la Russie? Et si la Prise du Capitole de Trump, le décervelage de la télévision de Berlusconi procédaient de la même logique?

 

Le Procès – Kafka

LES LETTRES ALLEMANDES 

D’abord l’homme libre est supérieur à l’homme lié. Or, l’homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui
plaît ; il n’y a que l’entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore par une seule personne, celle du gardien. S’il
s’assied à côté de la porte et passe sa vie à cet endroit, il le fait volontairement ; l’histoire ne mentionne pas qu’il
y ait jamais été contraint. Le gardien, par contre, est lié à son poste par son devoir …

Garouste Kafka

Adolescente, je m’étais enthousiasmée pour Kafka dont j’avais lu, bien sûr, La Métamorphose. J‘avais vu une adaptation théâtrale du Procès à l’Odéon en tchèque ou en polonais, surtitrée (que je n’arrive pas à retrouver sur Internet) que je n’avais pas bien comprise alors mais qui m’avait beaucoup marquée. Il n’est pas toujours évident de revisiter des souvenirs d’adolescente… 50 ans plus tard, l’enthousiasme ne m’est pas revenu et je me suis un peu perdue au long de ces interminables démarches auprès de personnage souvent cocasses mais aussi sinistres. 

« On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. »

[…]

Quand on est arrêté comme un voleur, c’est grave, tandis que votre arrestation… elle me fait l’impression de quelque chose de savant – excusez-moi si je dis des bêtises – elle me fait l’impression de quelque chose de
savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre.

J’ai été vérifié la date : paru en 1925, roman posthume, Franz Kafka est décédé en 1924. Roman prémonitoire? Kafka évidemment ne pouvait pas imaginer les procès de Prague, ni les bureaucraties nazies. Un siècle (ou presque) plus tard, la coïncidence est frappante. Ou peut être ces bureaucraties étaient les héritières de empires Austro-Hongrois.

Les archives de la justice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de rapport ! Ce n’était pas une
installation de nature à inspirer grand respect et rien ne pouvait mieux rassurer un accusé que de voir le peu
d’argent dont disposait cette justice qui était obligée de loger ses archives à l’endroit où les locataires de la
maison, pauvres déjà parmi les pauvres, jetaient le rebut de leurs objets.

Joseph K. a eu notification de son arrestation mais il reste libre de travailler dans sa banque où il est chargé de pouvoir. Cependant toute son énergie et sa capacité de travail seront  consacrées  à son procès, à se justifier sans savoir de quoi, à écrire des requêtes. Cela fait étrangement penser à ces confessions que rédigeront des décennies plus tard des accusés des procès staliniens. Libre dans la ville, il est obsédé par les démarches juridiques. Kafka nous fait ressentir l’absurdité de ces démarches auprès d’institutions d’autant plus absurdes.

Grotesques ces juges, ces tribunaux cachés dans de minables faubourgs alors que la Loi devrait inspirer le respect!

Avocats, étranges parasites de cette justice, jusqu’à la cathédrale est contaminée. Etrange comportement des femmes que Joseph K rencontre et qui, par compassion ou par intérêt se jettent dans ses bras. Pourtant on ne peut pas le soupçonner de misogynie d’après le récit de sa vie que j’ai écouté sur des podcasts de France Culture récemment. Felice, Milena, Dora, Ottla : quatre femmes avec Kafka  clic

Même si j’ai trouvé des longueurs – peut être faites exprès – j’ai trouvé toutes les réflexions passionnantes.