Struma 72 jours de drame pour 769 juifs au large d’Istanbul – Halit Kakinç – Turquoise

HOLOCAUSTE

MASSE CRITIQUE de Babélio

Un roman historique ou un « tombeau«  pour les 769 Juifs morts noyés le 24 février 1942 sur le Struma, épave transportant des Juifs roumains fuyant les persécutions en Roumanie qui devait les conduire de Constança en Palestine. Véritable épave flottante, au moteur en panne rafistolé, le Struma  est arrivé à rallier Istanbul où on lui a imposé une quarantaine. La Turquie – en principe neutre – a refusé le débarquement aux passagers sous les injonctions des Britannique, des Allemands et a laissé pourrir la situation pour enfin remorquer le navire en Mer Noire où il a été torpillé par la marine soviétique. 

Roman, parce que l’auteur, Halit Kakinç, journaliste et écrivain, a essayé de faire « revivre » un certain nombre de personnages. Roman historique écrit après de nombreuses recherches , préfacé par Esther Benbassa, historienne et directrice d’études à la Sorbonne, sénatrice EELV. 

Ce livre est de lecture facile et instructive fait revivre ces épisodes tragiques récurrents comme l’odyssée du Saint Louis (1939) qui a quitté Hambourg pour rejoindre La Havane contraint de retourner en Allemagne, celui du Patria coulé à Haïfa en 1940, Exodus (1947), et tant d’autres moins fameux, peut être…

«  Ce roman historique nous rappelle avec pudeur et dignité le sort des réfugiés en 1941. D’autres aujourd’hui, perdent la vie en route, sombrant avec leurs espoirs, sans que beaucoup s’en émeuvent vraiment »

Esther Benbassa

Je remercie les Editions Turquoise de l’envoi de ce joli livre . 

 

la mort était en Troie – Bilge Karasu – Kontr

MASSE CRITIQUE DE BABEL

Le titre a attiré mon attention. Tout ce qui touche le monde homérique m’attire immanquablement. C’est raté! Aucune allusion aux héros, Troyens ou Grecs. D’où vient ce titre? Je croyais trouver l’énigme avant la fin du roman, je reste perplexe. D’autant plus que la mort, elle-même, est assez peu présente dans l’histoire.

Est-ce un roman? un recueil de nouvelles? des poèmes en prose?

Chacun des chapitres est daté d’une année différente de 1952 à 1956. Racontent-ils une même histoire? Les narrateurs changent, l’ordre chronologique est chamboulé. J’ai du mal à identifier les narrateurs. Le lecteur est bousculé par tant d’incertitudes. Flous,  les lieux et les temps. Quelques indications : dans un des chapitres la Seconde Guerre mondiale vient d’éclater, simple incise qui n’influera en rien l’histoire. Où se trouve donc Sarikum? D’après Google, sur la Mer Noire, c’est bien loin de Troie, loin d’Istanbul où se déroulent certaines histoires. Le style de l’écriture déconcerte le lecteur.

Il me faut assembler les pièces d’un puzzle pour identifier les personnages et reconstruire l’histoire de Müsfik. Müsfik aime les garçons, il est fasciné par les yeux verts. Amours compliquées, certains de ses amants sont mariés, amours souvent chastes, le plus souvent clandestines. A la limite de la folie, souvent incohérent.

Au bout d’une centaine de pages, je m’attache à Müsfik, à son village et à sa famille. La dernière partie du récit est plus classique, le style  s’assagit. Müsfik ose exprimer ses sentiments amoureux. J’ai à peu près reconstitué l’image du puzzle mais je ne connaîtrai pas la fin de l’histoire. Dommage, je serais bien restée plus longtemps à ma promener dans les vignes, sur le bord de mer, à croiser les chats. Un univers étrange!

Kéraban le têtu – Jules Verne

VOYAGE EN ORIENT – MER NOIRE

« De là, à travers la Bessarabie, la Chersonèse, la Tauride ou le pays des Tcherkesse, à travers le Caucase et la Transcaucasie, cet itinéraire contournerait la côte septentrionale et orientale de l’ancien Pont Euxin jusqu’à la limite qui sépare la Russie de l’empire ottoman »

Un voyage autour de la mer Noire.  D‘Istanbul à Scutari sans traverser le Bosphore! Jules Vernes nous entraine dans des aventures à pied, à cheval, en voiture mais surtout pas en bateau, en compagnie de Kéraban, un marchand de tabac turc, de son ami Van Mitten, un négociant hollandais ainsi que de leurs serviteurs. Pour corser le voyage : Kéraban-le-têtu refuse toutes les inventions modernes : trains, télégrammes ; il a peur en bateau. Comme il est têtu, il n’en démordra pas. Course contre le temps, son neveu doit épouser la fille du négociant Sélim d’Odessa dans six semaines.

Roman d’aventure et  roman comique.

Pour le comique, Jules Verne n’a pas fait dans la finesse, ses personnages sont plutôt caricaturaux, Kéraban, très conservateur, très entêté, son serviteur très servile, le Hollandais, très très hollandais et Ahmet le fiancé un jeune homme sans peur et sans reproche. Les méchants, très méchants.

Pour l’aventure, vous serez servis.

En revanche, pour le tourisme, vous serez peut être frustrés. Kéraban est tellement pressé que vous ne visiterez rien, ni Odessa, ni Trébizonde, ni aucun des sites antiques cités. L’essentiel est d’arriver à temps. Cependant la nature est parfois plus forte que la volonté d’arriver et la voiture s’enlisera dans le delta du Danube, escale forcée :

 

« par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta. Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies
sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse. »

Nous traverserons à grande vitesse la Crimée :

Crimée ! cette Chersonèse taurique des anciens, un quadrilatère, ou plutôt un losange irrégulier, qui semble avoir été enlevé au plus enchanteur des rivages de l’Italie, une presqu’île dont M. Ferdinand de Lesseps ferait une île en deux coups de canif, un coin de terre qui fut l’objectif de tous les peuples jaloux de se disputer l’empire d’Orient, un ancien royaume du Bosphore, que soumirent successivement les Héracléens, six cents ans avant l’ère chrétienne, puis, Mithridate, les Alains, les Goths, les Huns, les Hongrois, les Tartares, les Génois, une province enfin dont Mahomet II fit une riche dépendance de son empire, et que Catherine II rattacha
définitivement à la Russie en 1791 !

 

Heureusement le Hollandais a un guide touristique et nous fait part des sites touristiques et des anecdotes s’y rapportant, faute de faire une visite. Comme dans le Delta du Danube, la nature piège l’attelage

« Il devait être onze heures du soir quand un bruit singulier les tira de leurs rêves. C’était une sorte de sifflement, comparable à celui que produit l’eau de Seltz en s’échappant de la bouteille, mais décuplé[…]

Qu’y a-t-il donc? Pourquoi ne marchons -nous plus? demanda-t-il D’où vient ce bruit?

ce sont les volcans de boue, répondit le postillon « 

Moi aussi, j’ignorait l’existence des volcans de boue de Kerch près de la mer d’Azov!

Il y a donc encore des surprises pittoresques en cours de route que je vous laisse découvrir, des souvenirs historiques, les soldats de Xenophon….et bien d’autres.

Azucena ou les fourmis zinzines – Pinar Selek – Des Femmes Antoinette Fouque

 

L’auteure, Pinar Selek est une écrivaine turque dont j’ai beaucoup apprécié La maison du Bosphore et Loin de chez moi, jusqu’où?  

Pour ses études sur les minorités, arméniens et kurdes, elle a subi les persécutions du régime turc et a même fait l’objet de poursuites judiciaires dans son pays. Elle a donc fui la Turquie et réside maintenant en France et enseigne à Nice à l’Université côte d’Azur.

Le titre un peu bizarre et la figure de Nana de Niki de Saint Phalle m’ont bien plu :  Zinzine féminin de zinzin, Pinar Selek n’hésite pas à féminiser cette expression rigolote. Sûr que ce n’est pas un bouquin sérieux! Plutôt une aimable fantaisie féministe, militante et joyeuse qui se lit vite et bien. lecture facile, distrayante. 

le jeu parano. Le jeu pour sortir des filets des grandes entreprises. Le jeu d’installer des jardins secrets. Le jeu du Stand qui allait se transformer en une belle histoire.

Azucena nous entraîne dans Nice, loin des plages et de la Promenade des Anglais dans un quartier populaire occupé par des gens de bonne volonté.

Manu, qu’est-ce que tu penses de Blanqui ? Que vous ayez choisi cette place… C’était un chouette hasard. Notre Stand est sur une place qui porte le nom d’un révolutionnaire qui a consacré sa vie à la liberté. Bien entendu, c’est très différent. On essaie de changer le monde sans recours à la violence ni aux structures hiérarchiques.

Azucena tient un stand de paniers de légume d’une coopérative maraîchère. Parmi ses amis Alex, le Prince des Poubelles est bulgare, Gouel, Chanteur des rues irlandais, les commerçants du quartier sont impliqués, et il y a aussi les cheminots syndiqués, un certain nombre de sans-papiers qu’on devine dans l’ombre. Sans parler des chiens, avec collier mais sans laisse. Mais pourquoi les fourmis? 

C’est de nous qu’ils ont le plus peur. Parce qu’on devient autonome, on s’enracine là où on se trouve et on
creuse des galeries comme des fourmis. Nous restons invisibles et quand ils nous remarquent, il est trop tard. Tu crois que les fourmis peuvent tenir tête aux supermarchés, aux multinationales ?

Une vie loin du conformisme : certains sont SDF, sans domicile fixe, oui mais pas du tout clochardisés. Gouel vit dans un bateau qu’on lui prête, Azucena passe ses nuits dans le Train Bleu, le train couchette Paris/Nice avec la bénédiction du chef de train. Quand d’autres possèdent des appartements ce n’est pas pour s’y installer mais plutôt pour les vendre….Ils sont loin de la société de consommation même posséder, être le maître d’un chien, est discutable. Les trésors d’Azucena : une carte postale deux vinyles.

Si on voulait résumer en quelques mots le livre, le premier qui me vient serait solidarité. Et le second, amour, un amour sans possession, un amour qui inclut les chiens, le sentiment amoureux mais aussi la tendresse. Résumé ainsi, on se croirait presque chez les bisounours, ce serait oublier le tragique de la Guerre d’Espagne dont Azucena veut conserver la mémoire, celui du génocide arménien et tous les drames des exilés.

Et puis, il y a Leonard Cohen et Suzanne, parce qu’Azucena c’est aussi Suzanne….

 

Le Roman Egyptien – Orly Castel-Bloom – trad. Rosie Pinhas- Delpuech

ISRAEL

J’ai découvert ce roman en écoutant le podcast de France Culture : Le Roman de la Grande Bleue présenté par Mathias Enard qui avait convié Rosie Pinhas Delpuech, et j’ai tout de suite su que ce livre était « pour moi« . De plus, je viens de voir Mizrahim, film de Michale Boganim et Les Cahier noirs de Shlomi Elkabetz (à la mémoire de Ronit Elkabetz) et Le Roman Egyptien se trouve dans la suite logique  de cette production mizrahit en Israël. 

« La mère de Viviane aussi s’appelait Flore, mais la famille vivait depuis des siècles en Égypte, depuis trop de siècles, peut-être des milliers d’années, car d’après ce que Flore avait raconté à Viviane, il semblerait qu’ils
appartenaient à ce fameux clan, à cette unique famille dont il n’est pas question dans l’histoire d’Israël, ces gens qui désobéirent à Moïse, refusèrent de quitter l’Égypte durant la grande sortie, et y restèrent comme esclaves. Il fallut des siècles pour qu’ils soient affranchis et deviennent des chasseurs sauvages, et quand les juifs arrivèrent en Égypte après l’expulsion d’Espagne, ces gens s’empressèrent de se rapprocher d’eux, car d’une certaine manière obscure et mystique, ils sentirent l’antique proximité. »

Le Roman Egyptien raconte la saga de la famille Castil, juifs égyptiens originaire d’ Egypte depuis toujours, depuis la sortie d’Egypte aux temps bibliques, aux Castil chassés d’Espagne par les rois Catholiques, montés en Israël  au tout débuts des années 50 avec des idéaux socialistes, arrivés au kibboutz Ein Shemer avec un groupe de l‘Hashomer Hatzair d’où ils ont été chassés. 

« Charlie était trop antireligieux à son goût. Et trop communiste aussi. Il y baignait jusqu’au cou, Hashomer
Hatzaïr par-ci, Hashomer Hatzaïr par-là, il n’y en avait que pour le mouvement de jeunesse socialiste ouvrier.

[…]
Viviane avait quitté le kibboutz Ein Shemer en même temps que tout le noyau égyptien, mais Charlie avait voulu achever ses quatre années d’engagement, qui équivalaient à un service militaire. De toute façon, la vie de kibboutz l’enchantait. Surtout les travaux des champs et la cuisine. »

Viviane et Charlie, Adèle et Vita, et les autres égyptiens vont s’établir en ville, leurs enfants formeront un noyau solidaire qui traverse le temps jusque aux années 2010, déménagements, enfants, et maladies….

Ce n’est pas un récit chronologique linéaire, plutôt un puzzle qui traverse les siècles qui saute des manifestations au Caire contre le roi Farouk à l’Inquisition en Espagne à la fin du XVème siècle. Certains personnages sont nommés d’autres non, la Grande, la Petite, la fille unique et la lectrice doit s’accrocher pour se rappeler qui sont les parents, les enfants, dans cette  tribu  qui fait des aller-retours entre les divers appartements. Je me suis livrée avec grand plaisir à cette gymnastique un peu déroutante.

J’ai beaucoup aimé les descriptions  de la vie au kibboutz, repas pris en commun, réunions et débats idéologiques, travaux des champs et puis ensuite je me suis promenée dans les rues de Tel Aviv et de ses environs : un voyage dépaysant. Ce « roman égyptien » est plus israélien qu’égyptien!

L’Apiculteur d’Alep – Christy Lefteri – Seuil

LA ROUTE DE L’EXIL

Donner un nom, une histoire, à ceux qui traversent la Turquie, la Grèce, aux demandeurs d’exil.

Afra et Nuri Ibrahim, syriens,  sont arrivés dans une petite ville côtière d’Angleterre et demandent l’exil. Nuri était apiculteur et Afra peintre. Ils ont quitté Alep quand leur fils Sami est mort dans une explosion. Afra a perdu la vue.

Le livre raconte leur histoire heureuse en Syrie avant le désastre. Il raconte aussi leur Odyssée à travers l’Europe, la passage sur un canot avec un petit garçon Mohamed qui disparait mystérieusement. Passage dans un camp sur une île grecque, puis longue attente à Athènes. Comment se reconstruire de ces traumatismes?

Coïncidence? Après les Abeilles grises de Kourkov, c’est le deuxième livre que je lis cette année associant abeilles et guerre. Est-ce la parfaite société des abeilles qui est comparée à la barbarie des hommes? où est-ce la conscience de la fragilité des abeilles, et des hommes dans ces tragédies de Syrie et d’Ukraine?

J’ai lu L’Apiculteur d’Alep avec beaucoup d’empathie pour ces personnages. Mais il manque un quelque chose pour faire de cette histoire exemplaire un grand livre. La perte d’un enfant est une tragédie indicible et la traversée de l’Europe par Afra aveugle et presque mutique est difficile à imaginer. Je n’ai ressenti que le désespoir et pas l’histoire d’amour fou promis par la banderole!

 

La Tour d’Ezra – Arthur Koestler – livre de poche

RELECTURE/ISRAEL

A la suite de la lecture du Khazar rouge de Shlomo Sands j’ai lu La Treizième Tribu, l’empire Khazar d‘Arthur Koestler qui m’a beaucoup intéressée.  Voici que je trouve dans une boîte à livres, La Tour d’Ezra dans la vieille édition de 1966,le même livre de poche que j’ai lu, adolescente, il y a plus de 50 ans. La Tour d’Ezra et Exodus de Leon Uris étaient la légende dorée d’Israël,  enflammant la romantique adolescente rêvant de la société idéale qu’était le kibboutz….

La Tour d’Ezra supportera-t-elle la relecture ?

Commençons par la dédicace, ambigüe : à la fois à la mémoire de Jabotinsky et à ses amis d’Ain Hashofeth (Hashomer Hatzair), du kibboutz Heftsibah (que Arthur Koestler a voulu  intégrer,  refusé). Etrange mélange idéologique. Cette ambiguïté va planer dans le courant du livre. Joseph, le héros de la Tour d’Ezra est  un des fondateurs du kibboutz. L’histoire s’ouvre avec l’arrivée de nuit, sur la colline, des pionniers qui érigent d’abord la tour puis installent les premiers bâtiments et doivent défendre la colonie des attaques de leurs voisins du village palestinien proche. Histoire héroïque, enthousiasme de ces jeunes idéalistes. On suit avec bonheur cette évocation de la vie quotidienne des pionniers, leurs premiers succès, les discussions idéologiques.

En revanche, leurs voisins palestiniens ne sont pas décrits à leur avantage. Le mukhtar et ses fils sont caricaturaux, misère crasse, jalousies…De ma première lecture, je ne me souviens de rien. Peut-être,  moi-même ne voulais-je pas les voir? Certains pionniers, les plus à gauche, souhaitent des relations de bon voisinage ; on ne le voit pas agir. Cette position politique provoque des conflits au sein de la communauté mais ne se traduit pas dans les faits.

Au cours de l’histoire, on voit s’exacerber le nationalisme juif qui n’existait pas au début du roman. Un premier personnage quitte la commune pour rejoindre les terroristes. Certains le traitent de fasciste et préfèrent couper les ponts, ce n’est pas le cas de tous. Un second  personnage de premier plan choisit la lutte armée et la clandestinité. En parallèle, la situation des Juifs européens empire et la publication du Livre Blanc britannique qui bloque l’entrée des Juifs persécutés en Palestine et l’interdiction acquisition de nouvelles terres rend la situation difficile et conforte les terroristes dans leurs actions contre le pouvoir britannique. Arthur Koestler raconte l’histoire en prenant partie pour l’Irgoun et même le Groupe Stern (citation de poèmes de Yair (Abraham Stern). Il décrit les pratiques terroristes sans chercher à les voiler y compris dans les aspects les plus caricaturaux .

Un autre aspect m’a mis mal à l’aise c ‘est l’emploi du mot « race », tabou aujourd’hui, mais pas en 1945! Caractériser la « race juive » en utilisant les poncifs des antisémites, même en justifiant ceux-ci par la persécution millénaire, n’est pas lisible pour le lecteur d’aujourd’hui. En revanche, les observations concernant les Anglais, odieux en colonisateurs mais gentils, polis sur leur île, sont plutôt plaisantes.

Le personnage de Koestler lui-même a été ressenti longtemps comme ambigu, non pas dans sa position vis-à-vis du sionisme mais plutôt avec ses écrits sur le stalinisme et ses conflits avec les intellectuels communistes ou compagnons de route du PCF. J’ai trouvé un podcast passionnant sur l’appli RadioFrance CLIC ainsi que CLIC. 

 

 

L’Île aux Arbres disparus – Elif Shafak – Flammarion

TURQUIE/CHYPRE

J’aime bien l’auteure Elif Shafak dont j’ai apprécié L’Architecte du sultan, Crime d’honneur, Bonbon Palace. J’avais bien envie de faire un tour à Chypre visitée il y a maintenant bien longtemps, dernier prétexte pour lire ce livre : j’ai trouvé par l’intermédiaire de Jostein et de Pativore le Challenge turc. 

 

« Les arbres sont des gardiens de la mémoire. Entremêlés à nos racines, cachés dans nos troncs, courent les tendons de l’histoire, les décombres de guerres où personne n’a rien gagné, les ossements des disparus. L’eau aspirée par nos rameaux, c’est le sang de la terre, les larmes des victimes, l’encre de vérités encore niées. Les humains, en particulier les vainqueurs qui tiennent la plume au moment de rédiger les annales de l’histoire, ont tendance à effacer autant qu’à documenter »

Le narrateur principal n’est pas un être humain mais un figuier, témoin d’une histoire longue puisqu’il a été planté au temps d’Abdülhamid II en 1878, au temps où ce dernier a cédé par un accord secret l’administration de l’île à la reine Victoria en échange de sa protection contre une agression de la Russie.

« Le temps arboréen est cyclique, récurrent, pérenne ; le passé et l’avenir respirent en un même moment, et le
présent ne coule pas nécessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles à l’intérieur de cercles, comme les anneaux que vous découvrez quand vous nous coupez. Le temps arboréen s’apparente au temps des histoires – et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits précis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs d’invention. »

Comme le figuier a vu Chypre passe sous administration britannique, il voit plus tard la décolonisation et le départ des Anglais en 1960 puis les troubles intercommunautaires et enfin le débarquement des troupes turques en 1974 et la partition de l’île en deux zones. L’île aux arbres disparus est un roman historique non pas écrit par les vainqueurs mais par un arbre….

Le figuier, témoin muet, raconte aussi une histoire d’amour, cachée celle de Defné (au nom de laurier) jeune fille turque, et de Kostas son amoureux grec. Une autre histoire est encore plus secrète celle  de Yiorgos et Yusuf les propriétaires de la  taverne construite autour du Figuier Heureux, turc et grec gays.

Aux émigrants et aux exilés de tous les pays, les déracinés, les ré-enracinés, les sans-racines. Et aux arbres que nous avons laissés derrière nous, enracinés dans nos mémoires

C’est aussi une histoire d’exil, de déracinement, Kostas, le père d’Ada, naturaliste de métier a prélevé une bouture du Figuier de la taverne pour le replanter à Londres où ils ont émigré. Pour qu’il supporte la froidure de l’hiver londonien, le figuier doit passer l’hiver enterré, pratique que j’ignorais :

Enterrer les figuiers dans des tranchées souterraines pendant les hivers les plus durs et les déterrer au printemps, c’est une tradition étrange mais très répandue.

Le figuier écoute aussi les histoires des oiseaux, des insectes dans son entourage immédiat. Mycorhizes, champignons, bactéries et signaux chimiques, les végétaux communiquent entre eux. Le figuier peut même affirmer que l’aubépine l’a prévenu que Ada n’était pas bien.

Kostas est naturaliste, c’est même un spécialiste internationalement reconnu, écologue, environnementaliste, qui se spécialise justement dans l’écosystème des figuiers. Ceci est un autre aspect tout à fait contemporain qui donne un intérêt scientifique au roman.

Vanessa cardui

Vous en apprendrez beaucoup sur les extinctions des chauve-souris, les migrations des papillons, des mœurs des fourmis et des abeilles….

 

 

Vous apprendrez également les recettes de cuisines chypriotes, les nuances entre les recettes grecques et turques par la tant d’Ada, Meriem qui va apporter à Londres, traditions rurales, superstitions, et proverbes…

 

C’est donc une lecture très riche, parfois un peu trop didactique en ce qui concerne les écosystèmes, mais très intéressante. L’auteure fournit même une liste bibliographique pour les lecteurs qui voudraient approfondir…

 

la Stupeur – Aharon Appelfeld –

LITTERATURE ISRAELIENNE

Encore dans cet ouvrage publié en français récemment, (avril 2022) en hébreu (2017) Aharon Appelfeld nous entraîne en Bucovine, sur les bords du Pruth  pendant l’occupation allemande et évoque le massacre des Juifs dans les petits villages. Alors que Mon père et ma mère, Tsili, Les Partisans  avaient pour narrateur un enfant-juif, le personnage principal, Iréna est une paysanne orthodoxe. 

Elle alla machinalement vers la fenêtre. Une scène sidérante s’offrit à ses yeux : le père, la mère et les deux filles étaient alignés devant l’entrée de leur magasin. le corps ceint d’un tablier bleu, la mère avait le buste penché en avant comme arrêtée en plein mouvement<; 

Le mari se tenait près d’elle dans ses vêtements gris habituels, un sourire flottant sur ses lèvres tremblantes, comme s’il était accusé d’une faute qu’il n’avait pas commise.

 » Qu’est-ce que c’est ça? » murmura Iréna en ouvrant sa fenêtre.

Elle les distingua mieux. leur position alignée lui rappela les enfants à l’école. C’était bien entendu une mauvaise comparaison. Ils se tenaient comme des adultes, sans piétiner et bousculer……

La stupeur : c’est celle d’Iréna, sidérée par le sort de ses voisins, les Katz que  le gendarme Illitch, sur ordre des Allemands fait d’abord aligner, puis agenouiller, creuser une fosse avant de les fusiller. L’épicier du village, sa femme et ses deux filles vont être assassinés devant tous les villageois qui déménagent leurs meubles, creusent la cour pour trouver des trésors enfouis. Seule, Iréna, les prend en pitié mais n’a pas le courage de s’interposer.

Iréna, simple paysanne ukrainienne, est  victime d’un mari violent, elle souffre de maux de tête. Adéla Katz, étudiante-infirmière était son amie d’enfance comme Branka, la simplette. Les parents ont toujours entretenu des relations de bon voisinage malgré l’antisémitisme virulent des paysans.

« les Juifs se sont infiltrés dans mon âme et ne me laissent pas en paix. »

A la suite du massacre, Iréna  décide d’aller dans la montagne visiter sa tante qui vit comme une ermite. Le remords de n’avoir pu aider ses voisins la tenaille, elle sent la présence des Juifs morts l’obséder. Elle trouve un peu de paix auprès de sa tante très pieuse puis d’un ermite, un sage. Elle entreprend une sorte de vie errante et interpelle les paysans dans les auberges où elle s’arrête :

« Jésus était juif. Il faut être clément envers ses descendants qui sont morts, et ne pas se comporter avec eux en usant de la force. Il faut les laisser s’installer aux fenêtres, marcher dans leurs cours et leurs maisons
abandonnées. Il est interdit de lever sur eux un bâton ou de leur jeter des pierres. »

Les hommes réagissent très violemment à ces paroles tandis que les femmes l’accueillent avec bienveillance, les prostituées, les femmes battues, les simples fermières la protègent.  Elle rencontre d’autres femmes sensibles au sort des juifs assassiné dans la région, l’une d’elle cache un enfant. Certaines la prennent comme une sainte, pensent qu’elle peut accomplir des miracles.

J’ai été étonnée de cette figure chrétienne mystique, parfois j’ai eu du mal à la suivre. Heureusement j’ai écouté Valérie Zenatti – la traductrice d’Appelfeld  par les temps qui courent et j’ai eu l’occasion d’écouter le poème de Celan : Todesfuge très impressionnant que Celan lit dans la vidéo ci-dessous : Celan est né comme Appelfeld à Czernovitz mais a continué à utiliser l’Allemand alors qu‘Appelfeld a choisi l’hébreu. 

Anselm Kiefer

 

Les Nuits de la Peste (2022) Orhan Pamuk – Gallimard

LIRE POUR LA TURQUIE 

Lecture au long cours : pavé de 683 pages !

« ce 22 avril 1901 où commence notre histoire, l’arrivée au large de l’île d’un vapeur non programmé, deux heures avant minuit, annonçait quelque chose d’extraordinaire. »

Ce roman-fleuve commence comme un roman policier :le pharmacien-chimiste Bonkovski Pacha, envoyé par le Sultan pour endiguer l’épidémie de peste sur l’île de Mingher, est assassiné. Le Docteur Nuri et son épouse Pakizê , en route vers la Chine pour un congrès sanitaire international, est rappelé en secret pour élucider ce meurtre.  Abdülhamid, le Sultan, grand lecteur de Sherlock Holmes a missionné ce dernier pour résoudre cette énigme en utilisant les méthodes du célèbre détective tandis que Sami Pacha, le gouverneur a plutôt tendance à obtenir des aveux par la torture.

« Au fond, peut-être que mon oncle Abdülhamid ne prenait pas cette histoire de Sherlock Holmes au sérieux, pas davantage que toutes les réformes qu’il a menées sous la contrainte des Européens. Le problème n’est pas tant que le sultan apprécie et parodie les mœurs européennes, mais que le peuple apprécie de bon cœur cette parodie. En conséquence, ne vous chagrinez pas trop. »

La narratrice, une historienne, plus d’un siècle après les faits  reconstitue l’histoire de la peste de Mingher  qui a proclamé son indépendance. Elle utilise les lettres de la Princesse Pakizê, présente sur l’île et témoin de l’histoire. La princesse, fille du Sultan Mourad V, déposé par Abdülhamid, a vécu recluse avec les pachas et sultans dans le sérail d’Istanbul. Orhan Pamuk nous raconte aussi la vie à Istanbul pour la famille règnante. L’empire Ottoman, au tournant du XXème siècle est « l’homme malade« , l’Empire se délite en guerres des Balkans, et luttes des Grecs de la Mer Egée (1897 la Crète est rattachée à la Grèce), la carte de l’Empire que le Sultan fait afficher est de plus en plus périmée…Les grandes puissances sont en embuscade.

 

En même temps, sur d’autres rivages Mustapha Kemal étudie à l’école militaire de Monastir (c’est moi qui fait le parallèle, l’auteur n’y fait aucune référence). Ce gros roman peut être lu comme un roman historique, d’ailleurs la narratrice racontera l’histoire jusqu’au XXIème siècle.

« Il fit des rêves et des cauchemars étranges, il montait et descendait sur les vagues d’une mer déchaînée ! Il y
avait des lions qui volaient, des poissons qui parlaient, des armées de chiens qui couraient au milieu des
flammes ! Puis des rats se mêlaient aux flammes, des diables de feu rongeaient et dépeçaient des roses. Le treuil d’un puits, un moulin, une porte ouverte tournaient sans relâche, l’univers se rétrécissait. De la sueur semblait goutter du soleil sur son visage. Ses entrailles se nouaient, il voulait s’enfuir en courant, sa tête s’embrasait puis s’éteignait successivement. Le plus effrayant, c’était que ces rats, dont depuis deux semaines on entendait les couinements aigus résonner dans les geôles, dans la Forteresse et dans tout Mingher, et qui prenaient les cuisinesd’assaut, dévoraient les nattes, les tissus, le bois, leurs hordes maintenant le pourchassaient dans tous les couloirs de la prison. Et Bayram Efendi, parce qu’il craignait d’avoir lu les mauvaises prières, fuyait devant les rats. »

C’est aussi l’histoire d’une épidémie de peste, maladie terrifiante puisque très létale et très contagieuse. Yersin, en Chine, (1894) a déjà mis en évidence la transmission par les puces des rats. Nous allons assister à toutes les phases de l’épidémie (un peu comme la Peste de Camus, et beaucoup comme récemment avec le Covid). D’abord l’incrédulité, puis des mesures pour limiter la contagion, fumigations, désinfections pièges à rats, enfin les confinements et quarantaines, mise à l’isolement de familles entières, hôpitaux saturés, et les révoltes des religieux, le fatalisme…

C’est aussi l’essor de l’identité nationale de Mingher. Au plus fort de l’épidémie, le major proclame l’indépendance. Tout un roman va se construire autour du personnage. Renaissance d’une langue locale (originaire de la mer d’Aral???) . Hagiographie, enrôlement de la jeunesse des école dans ce roman national. En filigrane, on devine certaines analogies. Introduction de l’idée de laïcité, pour éviter les conflits confessionnels entre musulmans et orthodoxes et aussi pour promouvoir les mesures sanitaires scientifiques face aux pratiques superstitieuses.

« Les eaux de la rivière Arkaz étincelaient sous le pont comme un diamant vert du paradis, en contrebas s’étendait le Vieux Bazar, et de l’autre côté, c’était la Forteresse, et les cachots sur lesquels il avait veillé toute sa vie. Il pleura en silence un moment. Puis la fatigue l’arrêta. Sous la lueur orange du soleil, la Forteresse semblait plus rose que jamais. »

Pour construire ce roman foisonnant, Pamuk a imaginé une île, il l’a décrit avec pittoresque. L’arrivée dans le port est grandiose. Il décrit des quartiers populaires, des rues modernes avec des commerces, des agences de voyage, des bâtiments officiels. On pense à Rhodes, à toutes les îles du Dodécanèse (la 13ème?) avec ses ruines byzantines, ses fortifications vénitiennes, puis ottomanes, son phare arabe. Peuplée pour moitié de Turcs musulmans et de Grecs orthodoxes. Certaines communautés sont absentes, un seul arménien, un peintre qui ne vit pas sur l’île, pas de Juifs… Ces absents m’interrogent.

Nous nous promenons avec grand plaisir dans le landau blindé dans les criques rocheuses ou dans les vergers des belles villas bourgeoises. Cela sent le crottin, les plantes méditerranéennes, mais aussi le lysol souvent, et les cadavres parfois. Le lecteur est immergé dans cette île merveilleuse de Mingher, il aimerait qu’elle existe pour y passer des vacances.

« Aujourd’hui, à l’heure où le gouvernement de la République de Turquie, un siècle et quelques années plus tard, redécouvre Abdülhamid – sultan tyrannique, certes, mais pieux, nationaliste et aimé du peuple, toutes qualités dignes d’éloges – et donne son nom à des hôpitaux, nous savons désormais, grâce aux historiens spécialisés, à peu près tout ce qu’il faut savoir sur la passion de leur cher sultan pour les romans policiers. »

Peut-on imaginer, entre les lignes, des allusions à la Turquie contemporaine?