Naviguer à l’oreille – Rosie Pinhas-Delpuech

 

 

Rosie Pinhas-Delpuech m’accompagne lors de mes promenades quotidiennes, podcasts Radio-France, CLIC . Après cet épisode de Fous d’Histoirej’ai téléchargé son dernier livre Naviguer à l’oreille après les Suites byzantines, La Faille du Bosphore et le Typographe de Whitechapel que j’ai lus avec  bonheur. Ecrivaine, Rosie Pinhas-Delpuech est également traductrice de l’hébreu. 

« La nuit, je les écoute de mon lit, ils mélangent l’allemand, le français et l’espagnol : l’allemand pour que les enfants, la petite et la grande, die kleine et die grosse, ne comprennent pas ; le français pour articuler,
raisonner ; l’espagnol domestique, par exaspération. »

A l’oreille, dès l’enfance à Istanbul elle naviguait dans un univers polyglotte : Allemand de sa mère, Français du père, Espagnol de sa grand-mère, Turc de la rue et de l’école. Ce qui, dans la ville cosmopolite n’était rien d’extraordinaire, Grec, Arménien, se faisaient entendre, entre autres…

Et comme si les mots ne suffisaient pas, s’ajoute la musique délivrée par le poste de radio Blaupunkt qui est un personnage à part entière dans sa famille

« Un grand oeil bleu-vert sur le front de la radio qui rétrécit ou se dilate selon la fréquence de la station et la stabilité des ondes,[…] je l’identifie à l’œil de Dieu qui regardait Caïn, à celui d’Atatürk qui surveille le pays
de sa prunelle bleu d’azur au-dessus du tableau noir à l’école. Lui aussi me regarde sans jamais cligner les
yeux. Et à un danger qui nous menace tous, à tout moment, qui plane sur le dedans et le dehors »

Deux chapitres de ce court livre font référence à la radio Blaupunkt et My radio days beaucoup plus tard avec l’apprentissage d’une nouvelle langue : l’Anglais et les chansons de Sinatra, Elvis Presley…et accessoirement La famille Duraton. 

La radio diffuse aussi l’actualité : le procès de Yassiadia au tribunal militaire qui juge un Président de la République après le coup d’état qui renverse le gouvernement turc en 1960. Et Rosie découvre que

« La Blaupunkt mentait désormais, les adultes mentaient, dans ma culotte il y avait du sang, tout était trouble, tout basculait, il n’y avait plus de musique et il n’y avait pas encore de mots »

11 avril 1961, un autre procès est diffusé par une autre radio : Le Procès Eichman dans un autre pays qui évoque à la jeune fille l’Utopie de Thomas More

« Kol Israel est l’artère coronaire du pays, on l’entend partout, mais contrairement au Nous de Zamiatine,
à la série Le Prisonnier, ou aux films de propagande nazis, soviétiques ou chinois, avec les haut-parleurs
haut perchés dans le ciel et une voix unique omniprésente au-dessus des têtes des citoyens, Kol Israel reflète à la fois un tissu collectif fort, quasi familial, et ses trous, sa cacophonie, jusqu’à aujourd’hui, de guerre en guerre, de joie en chagrin. Il y a encore dans cette radio une part d’un Nous d’utopie »

Et le roman bascule avec ce Procès dont la diffusion doit trouver un compromis entre la justice et le témoignage devant l’histoire. Ici encore, le poids de la langue est capital.

Dans la bouche des survivants, sous le poids de ce qu’ils disent, cette langue neuve craque
[…]
Sans doute, à un certain degré d’horreur, n’y a-t-il plus de langue, ça s’efface dans la tête, leur hébreu est
psychotique, ils disent l’indicible avec le détachement et la distance d’une langue étrangère récemment
apprise.

Le monde découvre l‘horreur de la Shoah 

L’appareil judiciaire israélien est d’émanation allemande, nombre de ses juges ont été formés à
Francfort, la ville de la première Constitution démocratique allemande. J’entends leur accent quand ils parlent, je le connais, le reconnais. De l’hébreu à l’allemand, de l’allemand à l’hébreu, les deux langues commercent, de l’une à l’autre pour dire la Shoah devant un tribunal national, souverain…

Roman historique, avec l’histoire de la Turquie, l’oeil bleu d’Atatürk, les relations trouble entre la Turquie et l’Allemagne, la tragédie du Struma…

Aussi roman de la langue, des langues si bien illustrée par l’histoire biblique de Babel

« La langue, parce qu’elle a une vie qui lui est propre, qu’elle est un organisme vivant avec ses lois propres,
est toujours la cible et la convoitise des projets totalitaires. Dominer le monde non seulement par la
force, mais aussi par les mots. Imposer et contrôler une langue, amener un peuple à la parler, façonner
une pensée unique en créant un vocabulaire unique, l’appauvrir, la déformer, lui enlever toute sa
polysémie, son incertitude, son aptitude à circuler, à être traduite. En neuf versets concentrés et énigmatiques, l’épisode de Babel nous raconte l’histoire d’un tel projet et sa mise en échec. »

Un court texte mais si riche.

J’ai encore adoré!

 

 

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Auteur : Miriam Panigel

professeur, voyageuse, blogueuse, et bien sûr grande lectrice

9 réflexions sur « Naviguer à l’oreille – Rosie Pinhas-Delpuech »

  1. J’ai noté les deux livres dispos à la bibli. Tu sais quoi, les radios avec le gros oeil (pour moi il était vert) et la famille duraton, j’ai connu!!!

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  2. J’ai aimé tout ce que j’ai lu d’elle, deux ou trois livres je ne sais plus. J’ai repéré la sortie de celui-ci et je compte le lire aussi. (la famille Duraton, c’était le signal du coucher chez moi …)

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