Le conteur, la nuit et le panier – Patrick Chamoiseau

LITTERATURE CARAIBES(MARTINIQUE)

CYRILLE

envoyez les tibwa

Donnez les tanbouyé

Croisez-moi les huit

Décroisez-moi les huit Pantalon !

quatre premiers, en avant

La ritournelle tout de suite

Saluez les dames et envoyez pour la promenade

Allez !…

Cette la-ronde ouverte ici, que j’imagine couronnée de flambeaux, animée de tambours, dansante ainsi que le
veut le quadrille, est pour moi l’espace de transmission non d’une ordonnance ou d’une vérité, mais d’une
expérience encore en train d’aller, l’onde questionnante d’une pratique d’écriture.

Patrick Chamoiseau nous entraîne dans une la-ronde une veillées traditionnelle pour nous révéler le mystère de la création littéraire. Et ce mystère remonte au temps des conteurs, des tambours et des danseurs. C’est donc une lecture envoûtante à la recherche de la langue, de l’écriture et de la beauté. Lecture poétique, politique, philosophique. 

« Dans une colonie, il existe toujours une langue dominée et une langue dominante. Pour moi, la langue dominée (langue maternelle, langue matricielle), fut la langue créole. Elle est apparue dans la plantation esclavagiste, c’est-à-dire dans la surexploitation des écosystèmes naturels, la déshumanisation ontologique des captifs africains, le racisme institutionnel et les attentats permanents du colonialisme. La langue dominante, le français, me fut enseignée, assénée, à l’école. Par elle, je découvris la lecture, l’écriture, la littérature, l’idée du Vrai, celles du Beau, du Juste, un ordre du monde ciselé par les seules valeurs du colonisateur. La langue dominante n’était donc déjà plus une simple langue. C’était une arme. »

[…]
« Là aussi, le discours colonial faisait de la notion d’identité une arme de destruction massive. Cultures, langues, nations et civilisations des colonialistes occidentaux étaient devenues des absolus dressés contre la diversité du monde, considérée comme répugnante. Dans leurs luttes de libération, les colonisés allaient conserver cette survalorisation identitaire afin de produire un contre-discours tout aussi vertical. »

Recherche de l’émotion esthétique, de la beauté.

« Vivre aux Antilles revient à être plongé dans des calamités potentielles : cyclones, tremblements de terre,
éruptions volcaniques… »

[…]
« Moi, travaillé par mes cyclones et mes tremblements de terre, je trouvai précieuse cette notion de catastrophe. Je pris plaisir à ruminer ce moment qui introduit la création, durant lequel l’artiste vide la page, vide la toile, vide la pierre ou le marbre, vide son instrument, et se crée en lui-même les conditions d’une expression irremplaçable et singulière. »

[…]
« L’artiste est appelé, tel un élu, par les « surgissements-de-la-Beauté » qui persistent dans les longs sillons du Beau. Il est habité par leur magie persistante ; il passera toute sa vie à tenter d’en produire lui-même. L’artiste investi de cette sorte s’élance alors vers l’inconnu, je veux dire : vers les bouleversements inépuisables qu’offre l’acte de création. »

J’ai beaucoup aimé les « surgissement-de-la beauté »  et la « catastrophe existentielle ». 

J’ai aussi aimé le rôle du conteur et l’apprentissage du disciple. Le conteur à la base de la littérature écrite.

 

« Pour qu’une métamorphose se produise quand le vieux-nègre esclave se transformait en maître-de-la-Parole, il fallait un bouleversement qui vide la page : efface, dans son humanité remise en « devenir », la moindre survivance de l’esclave. Il fallait un « moment-catastrophe ».

[…]
L’état poétique est donc la condition sine qua non d’un moment-catastrophe. »

Dans la dernière partie, l’énigme du panier est plus ardue avec des références littéraires que je ne maîtrise pas . Chamoiseau se réfère aux traditions, aux conteurs mais c’est aussi un grand lecteur  qui peut invoquer Deleuze, Joyce, Faulkner et bien d’autres. Il fait une lecture très érudite de Césaire et de Glissant ainsi que d’autres auteurs que je ne connais pas. Il revient sur l’écriture de ses œuvres. j’ai retrouvé Texaco et cela m’a donné envie de lire d’autres livres . Quand il m’a un peu perdue avec l’érudition, je l’ai retrouvé avec joie quand il raconte les traces des Amérindiens:

Pour lui, être transformé en « panier » signifiait pour le conteur de jour se voir transformé en un simple contenu, une vacuité ambulante, un quelque chose d’insignifiant
.

le panier apparaît en finale dans bien des contes amérindiens.

Je me souviens de celui où une Amérindienne, fuyant son mari volage, s’embarque dans un grand panier, fabriqué par elle-même, décoré par elle-même, qui l’emporte sur un lac bourré de monstres. Grâce aux motifs de serpents et autres signes à sortilèges qui l’ornementent, les monstres du lac échouent à capturer la fugitive. Le panier semble vraiment la protéger.

je remercie laboucheàoreilles de m’avoir signalé ce livre, son avis ICI. Sa lecture est assez différente de la mienne. Elle s’est plus attachée à montrer l’acte d’écriture, le rôle de la main. Comme je rentre des Antilles j’ai été plus sensible au contexte géographique et culturel.

 

Texaco – Patrick Chamoiseau

MARTINIQUE

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Texaco a été lauréat du Prix Goncourt 1992 – gros roman de 432 pages qui vous engloutissent dans une lecture passionnante mais touffue, lente, parfois laborieuse (tiens, la narratrice s’appelle Marie-Sophie Laborieux, coïncidence?). Lecture compliquée par le mélange de français littéraire, de vocabulaire oral de la Martinique avec parfois des expressions créoles. Comme j’avais envie de tout comprendre dans ce voyage littéraire j’ai souvent arrêté la lecture pour chercher les mots que je ne comprenais pas. 

Lecture compliquée aussi par l’intervention de plusieurs narrateurs : Marie-Sophie Laborieux, dans ses cahiers transcrit les paroles de son père Esternome, qui, lui-même rappelle les souvenirs des générations précédentes. Intervient aussi un urbaniste rédigeant des rapports…

Texaco est un quartier, bidonville, favela, de Fort-de France installé sur le terrain de la Compagnie Pétrolière Texaco et fondée par Marie-Sophie Laborieux. 

 

 

 

Le titre Texaco qui fait du quartier un personnage à part entière, s’intègre dans une focale « architecturale » . Les repères chronologiques mis en avant par l’auteur sont  des modes de construction : « TEMPS DE CARBET ET D’AJOUPAS  « les Indiens Arawaks vivaient dans des huttes, après 1680, au « TEMPS DE PAILLE » les esclaves africains étaient dans des cases couvertes de paille autour des habitations des colons, « TEMPS BOIS-CAISSE » correspond à l’effondrement du système des habitations  tandis que les cases construites en débris de caisses s’élèvent autour des grandes usines à sucre. « TEMPS FIBROCIMENT » correspond à la construction de Texaco et précède le « TEMPS BETON ».

Chamoiseau a donc rythmé la saga par l’édification des cases. L’histoire commence au Temps de Paille  du temps de l’esclavage, de 1823 où le grand père – empoisonneur fut mis au cachot tandis que la grand-mère était blanchisseuse. Le  père, Esternome,  naquit dans l’habitation et passa son enfance dans la Grand-case. Ayant sauvé la vie du Béké, il gagna la liberté de savane. La première partie du livre raconte comment Esternome s’est affranchi, comment il a quitté la campagne, est « descendu vers l’En-ville » où il est devenu charpentier sous la conduite du maître charpentier Théodorus.

« Durant les semaines qui suivirent, la petite troupe marcha marcha marcha, répara quatre indigoteries, marcha marcha, mit d’aplomb deux caféières, marcha marcha, et un et-caetera de cases à marchandises, à bestioles ou à nègres. Théodorus devant, ses deux aides derrière, mon papa au milieu, ils affrontaient les mornes boueux, les ravines glissantes, escaladaient les éboulis de terre rouge et la bouleverse des arbres tombés. Mon Esternome qui n’avait jamais dépassé les zones de son habitation, découvrit le pays : une terre jamais plate, dressée en verdure vierge, enchantée d’oiseaux-chants et des siffles de bêtes-longues. »

Un des évènements les plus marquants de l’époque fut en 1848 : l’Abolition de l’Esclavage

« En fait, Sophie ma Marie, moi-même qui l’ai reçue, je sais que Liberté ne se donne pas, ne doit pas se donner. La liberté donnée ne libère pas ton âme »

Esternome tomba amoureux. mais je ne vais pas vous raconter tout le livre….Avec Ninon, il a essayé de se construire un paradis, un jardin au flanc d’un morne…

« Soufrière a pété, Soufrière a pété »

la catastrophe, la destruction de Saint Pierre le 8 mai 1902 l’exode vers Fort de France va marquer une nouvelle époque, Estenome a tout perdu, sa Ninon, son paradis sur le morne, et pourtant un nouveau départ: une nouvelle compagne lui donne une fille Sophie-Marie.

Nous allons suivre les aventures de la petite fille dans le Quartier des Misérables, la survie en vendant des fritures dans la rue. Orpheline, il ne lui restait plus qu’à faire la bonne avec plus ou moins de bonheur. Intelligente, elle a tiré profit de l’environnement, des musiciens de son premier maître, a appris à coudre chez la suivante, puis à lire et écrire. Son plus grand trésor fut quatre volumes qu’elle emporta :  Montaigne, Rabelais, Alice de Lewis Caroll et les Fables de La Fontaine. Lectrice, mais aussi scribe de l’histoire de son père et de ses ancêtres esclave. C’est elle qui a fondé Texaco, qui en est devenue l’écrivain public, l’animatrice jusqu’à aller trouver Césaire

« Mais Césaire, noir comme nous-mêmes nous ramena dans la politique. Il vint vers nous, comme Sévère, au
Quartier des Misérables, à Trenelle, à Rive-Droite, au Morne Abélard, à Sainte-Thérèse. Il n’avait pas peur
d’avancer dans la boue, et de le voir venir nous exaltait. »

Au  nom de l’hygiène, de la modernité, Texaco sera-t-il détruit pour caser ses habitants dans des Hachélèmes?

« L’urbaniste occidental voit dans Texaco une tumeur à l’ordre urbain. Incohérente. Insalubre. Une contestation
active. Une menace. On lui dénie toute valeur architecturale ou sociale. Le discours politique est là-dessus négateur. En clair, c’est un problème. Mais raser, c’est renvoyer le problème ailleurs, ou pire : ne pas l’envisager.
Non, il nous faut congédier l’Occident et réapprendre à lire : réapprendre à inventer la ville. L’urbaniste ici-là,
doit se penser créole avant même »