Les Feuilles Allemandes marquent un rendez-vous avec Stefan Zweig dont l’œuvre est inépuisable.
Courte biographie (185 pages) publiée en 1935, Zweig se trouve à Londres et ses allusions au fanatisme, à l’intolérance, aux forces obscures de l’Allemagne résonnent avec la situation politique de l’époque de Zweig.
Erasme, champion de l’Humanisme, de la tolérance, intellectuel européen est cher au cœur de Zweig, j’y ai presque vu un double.
Bosch : La nef des fous
Evidemment je connaissais Erasmede Rotterdam de nom et l’Eloge de la Folie citée à l’Exposition, Le Fou, au Louvre cet hiver.
Zweig me fait découvrir le personnage : enfant illégitime, confié au monastère des Augustins en 1487, ordonné prêtre en 1492. Latiniste hors pair, il trouve l’occasion de quitter le couvent pour servir de secrétaire à l’évêque de Cambrai. Il ne retournera pas à la vie monastique, étudie à Paris au triste collège du Montaigu « collège vinaigre », y conçoit une horreur incurable pour la scolastique et mènera une vie indépendante en donnant des leçons de latin à de riches étudiants allemands ou anglais, en rédigeant lettres et pamphlets, se contentant d’emploi de correcteur d’imprimerie à Bâle ou à Venise. Il voyage à travers l’Europe, se trouve très bien en Angleterre. A côté de l’Eloge de la folie, il rédige un Manuel du Chrétien militant, compile des citations latines et surtout traduit les Ecritures du grec en 1516. Ses écrits lui valent l’estime de toute l’Europe, il reçoit des propositions de nombreux souverains mais ne veut pas aliéner son indépendance. Zweig compare sa gloire à celle de Voltaire ou de Goethe, plus célèbre que Dürer ou Léonard de Vinci « doctor universalis » « Prince des sciences », lumière du monde ».
A vrai dire, toute cette admiration, presque hagiographique m’ennuie un peu. Zweig ennuyeux? Impossible: le texte s’anime quand il évoque la Folie « Stultitia » A la Folie, on peut prêter des propos séditieux, des critiques de l’Eglise, du luxe de Rome, du commerce des indulgences. Ces critiques préfigurent La Réforme mais elles sont bien reçues, écrites en latin raffiné, entre lettrés, avec toujours bienveillance. Erasme concilie la Sagesse antique, les philosophes et l’Evangile en un Humanisme de bon aloi. Il transcende les frontières, s’exprime en latin, imagine une Europe chrétienne pacifiée où fleurissent les arts de la Renaissance, où afflue déjà les richesses du Nouveau Monde.
Le drame va éclater quand Lutherplacarde ses quatre vingt quinze propositions à la porte de la chapelle de Wittenberg. Tout oppose Luther et Erasme aussi bien le physique que le caractère. A la finesse, la diplomatie s’oppose la grossièreté, la brutalité et la colère. Luther est soutenu par les Allemands
« esprit de conciliation contre fanatisme, raison contre passion, culture contre force primitive, internationalisme contre nationalisme, évolution contre révolution » (p.102)
La deuxième partie du livre va analyser cette opposition de plus en plus véhémente. On devine les prémisses des Guerres de Religion. Erasme refuse de s’engager et évite à plusieurs reprises la confrontation. Il rejette l’offre d’alliance avec Luther. Il ne relève pas les occasions de réconciliation que les princes allemands tentent à la Diète de Worms.
le Chef de la Chrétienté et ses évêques, les maîtres du monde : Henri VII? Charles Quint et François1er, Ferdinand d’Autriche, le duc de Bourgogne, les chefs de la Réforme allemande, d’autre part, tous sont devant Erasme, comme autrefois les héros d’Homère devant la tente du bouillant Achille, le pressant, le suppliant de sortir de sa neutralité et d’entrer en lice.
La scène est grandiose ; rarement dans l’Histoire les puissants de ce monde se sont donné autant de peine pour obtenir un mot d’un intellectuel, rarement la puissance de l’esprit a affirmé une suprématie aussi éclatante.
La fin de la vie d’Erasme sera une vie d’errance : il quitte Louvain, trop catholique, pour Bâle neutre mais qui deviendra protestante, puis Fribourg.
Et la lectrice ne s’ennuie plus du tout!
En conclusion : la publication du Prince de Machiavel signera la décadence de l’Humanisme et la défaite de l’Humanisme devant la force.
« C’est notre homme qui est mort pour nos idées dans une époque qui ressemblait cruellement à la nôtre ».
Zweigest inépuisable. Je reviens à ses romans, ses biographies, le Monde d’hier.Aujourd’hui, quand la peste brune se répand, ressemble terriblement au monde dont il parle.
Cette courte biographie, moins de 100 pages, se concentre à la fin de la vie de Cicéron, autour de la mort de Jules César, qui est aussi la fin de la République romaine. Ce n’est plus l’avocat des procès douteux l’accusateur de Catilina dont la phrase apprise au lycée est restée fichée dans ma mémoire
« Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra? »
C’est un homme aux cheveux gris qui appelle le peuple romain à se montrer digne de l’honneur de ses ancêtres. Il pressent la fin de la République :
Mais à présent, le coup d’État de César, qui l’écarte des affaires publiques (la res publica) lui donne enfin l’ occasion de faire croître et éclore sa vie personnelle (la res privata), qui constitue ce qu’il y a de plus important au monde ; Cicéron se résigne à abandonner le Forum, le Sénat et l’imperium à la dictature de Jules César.
Il fulmine contre Antoine dans les Philippiques. il choisit Octave, mais les trois bandits s’unissent dans le triumvirat. Octave, Lepide et Antoine se partagent le monde mais Antoine réclame la tête de Cicéron.
Pour sauver sa vie, Cicéron pourrait s’exiler en Grèce, au-delà des mers.
Mais Cicéron s’arrête toujours au dernier moment : celui qui a connu un jour la tristesse de l’exil ressent même en plein danger le bonheur que lui procure la terre familière, et l’indignité d’une vie passée à fuir. Une volonté mystérieuse, au-delà de la raison, et même contraire à la raison, l’oblige à faire face au destin qui l’attend.
Comment ne pas penser à Zweig, à ses exils jusqu’au Brésil où il se suicidera.
Merci à Dominiqueivredelivres qui m’a donné envie de le lire ICI
Le Lièvre aux yeux d’ambre est un netsuke, une petite sculpture japonaise qui était parfois portée à la ceinture du costume traditionnel japonais. Au temps du japonisme, quand le Japon s’ouvrit à l’Occident, estampes, soieries, laques, éventails faisaient fureur chez les collectionneurs et les impressionnistes. Charles Ephrussi fit l’acquisition de 264 netsukes. Plus tard, il offrit la collection comme cadeau de mariage à ses cousins Ephrussi de Vienne.
Edmund de Waalretrace l’histoire de sa famille, les Ephrussi– famille de négociants et banquiers juifs originaires d‘Odessaqui essaimèrent à travers l’Europe. Son fil conducteur est la collection des netsukes.
Le nom Ephrussim’évoquait plutôt la villa Ephrussi au Cap FerratCLIC
Cette saga s’étale sur 7 générations. Le patriarche a fait fortune à Odessa avec l’exportation des blés ukrainiens. La banque Ephrussi installe des succursales àVienneet à Paris, les cousins se retrouvent en Suisse ou en Slovaquie. Puis après la seconde guerre mondiale, ils sont dispersés en Amérique, au Mexique et même au Japon. Pendant deux ans Edmund de Waal nous fait partager son enquête. Je l’ai suivi bien volontiers et j’ai dévoré ce livre.
La première partie : Paris 1871-1899. Leon Ephrussi s’installa en 1871 Rue de Monceau, non loin des hôtels particuliers de Rothschild, Cernuschi, Camondo dans le quartier bâti dans les années 1860 par les frères Pereire. Charles, le troisième fils n’était pas destiné aux affaires. Il acquis une solide culture classique et était un fin connaisseur d’art. Il semble qu’il inspira Proust pour le personnage de Swann. Charles Ephrussi et Swann ont de nombreux points communs surtout du point de vue de l’art. Comme le héros de la Recherche, il est collectionneur, il a écrit une monographie sur Dürer (pas sur Vermeer), il est membre du Jockey reçu chez les grands du monde. Charles Ephrussi fut un mécène des peintres impressionnistes : il figure debout coiffé d’un haut de forme noir dans le Déjeuner des Canotiers, achète à Degas Le départ d’une course à Longchamp, à Monet des Pommier, les Glaçons, une vue de la Seine . Les asperges d’Elstir sont de Manet…Comme les impressionnistes, il est séduit par le japonisme et exposera même les laques qu’il collectionne. Propriétaire du journal La Gazette il fait paraître 64 reproductions de tableaux que Proust va citer dans La Recherche.. Même avant l’Affaire Dreyfus, La Banque Ephrussi est la cible de l’antisémitisme, la faillite d’une banque catholique liée à l’Eglise me rappelle plutôt Zola et l’Argent. Drumont distille son venin dans La France Juive.Quand se développe l’Affaire Dreyfus, certains peintres comme Degas et Renoir, pourtant aidés par Ephrussi manifestèrent une hostilité ouverte contre son « art juif ». Pour Charles, certaines portes se ferment.
Deuxième partie : Vienne 1899-1938
Le Palais Ephrussi à l’angle du Ringet de la Schottengasse est encore plus impressionnant que la demeure parisienne. J’ai le plaisir d’imaginer Freud qui loge à 400 m de là. l’auteur évoque aussi les cafés viennois, institutions littéraires. Toute la littérature autrichienne se retrouve dans le livre Karl Kaus, Joseph Roth, Schnitzler, Wassermann. La communauté juive est nombreuse mais à la veille du XXème siècle l’antisémitisme est aussi répandu et utilisé politiquement. Viktor Ephrussi, comme Charles à Paris n’était pas l’héritier direct de la Banque, il a préféré les études classiques et c’était un jeune érudit préférant collectionner livres rares et incunables. Mais au décès de son père, il se retrouve homme d’affaires.
J’ai aussi aimé croiser au hasard des pages mon écrivain-voyageur préféré : Patrick Leigh Fermorqui séjourna dans la maison de campagne slovaque de Kövesces
Troisième partie : Vienne, Kövesces, Turnbridge Welles, Vienne 1938-1974
La suite de l’histoire est connue, avec pour point final l’Anschluss. Alors que la jeune génération s’est dispersée hors d’Autriche le banquier Viktor peine à abandonner le Palais Ephrussi et sa banque. En une journée, il perdent tout. Edmund de Waal raconte l’odieux saccage, la spoliation systématique des tableaux, livres précieux, meubles et porcelaines. par miracle, les netsukes seront sauvés.
Quatrième partie : Tokyo 1947-1991
Il fallait bien que les netsukes et le japonisme conduise l’auteur à Tokyo!
Epilogue : Tokyo, Odessa, Londres 2001-2009
En plus de la visite d’Odessa, les références littéraires pointent : la famille Efrussi est citée dans les livres d‘Isaac Babel.
J’ai donc lu ce livre avec un plaisir décuplé par les lectures récentes de la Recherche du temps perdu, mais aussi des expositions impressionnistes cette année du 150 anniversaire de l’Impressionnisme couplée à Giverny et à Deauville à des expositions japonisantes. Les lettres allemandes ont été l’occasion de revenir à Joseph Roth, Zweig…
Malheureusement je n’ai pas trouvé les netsukes dans le deuxième étage du musée Guimet où se trouvent les collections japonaises.
Franz Werfel est l’auteur des 40 Jours de Musa Dagh dénonçant le génocide arménien.
Né à Prague en 1890 où il a fréquenté Kafka et Max Brod. Poète, homme de théâtre, c’est le dernier mari d’Alma Mahler . Il se réfugie en France en 1938 puis aux Etats Unis en 1940, et décède à Beverley Hills en 1945.
Une écriture bleu pâle est un très court roman, 124 pages qui se lit d’une traite avec un suspense qui va croissant. J’ai pensé à La Peur de Stefan Zweig.
« Il y avait onze lettres dont dix tapées à la machine. la onzième écrite à la main se distinguait du lot et réclamait l’attention. Une grande écriture féminine penchée, sévère. Léonidas baissa machinalement la tête car sil sentait qu’il avait blêmi.«
Que lui réservera cette dernière lettre? L’intrigue est ramassée dans une journée de ce haut fonctionnaire, chef du Cabinet du Ministre.
Ce court texte, tout en finesse, restitue l’histoire du pauvre répétiteur qui a fait un très beau mariage et qui est arrivé au sommet de sa carrière. Analyse psychologique sensible et analyse sociale de la société de Vienne dans les années 30. En filigrane, la montée du nazisme et l’antisémitisme qui ne se cache pas. Une richesse d’analyse en si peu de pages.
Léonidas vit une journée de plus en plus tendue. Son mariage, sa carrière seront-ils compromis par cette lettre à l’encre bleu pâle?
Albert Londres est peut être le plus célèbre des journalistes. Journaliste d’investigation, il entreprend des reportages au long court. Le Juif errant est arrivé est composé de 27 chapitres correspondant à un long voyage à travers l’Europe, de Londres jusqu’en Palestine. Courts chapitres très vivants, amusants, au plus proche du sujet traité. 95 ans, reste-t-il d’actualité?
« pour le tour des Juifs, et j’allais d’abord tirer mon chapeau à Whitechapel. Je verrais Prague, Mukacevo, Oradea Mare, Kichinev, Cernauti, Lemberg, Cracovie, Varsovie, Vilno, Lodz, l’Égypte et la Palestine, le passé et l’avenir, allant des Carpathes au mont des Oliviers, de la Vistule au lac de Tibériade, des rabbins sorciers au maire de Tel-Aviv
La première étape : Londres où arrivent les Juifs de l’Est, émigrants ou « rabbi se rendant à LOndres recueillir des haloukah(aumônes)
pourquoi commencer le reportage à Londres? Parce que, voici 11 ans l’Angleterre s’est engagée par la Déclaration Balfour :
: « Juifs, l’Angleterre, touchée par votre détresse,
soucieuse de ne pas laisser une autre grande nation s’établir sur l’un des côtés du canal de Suez, a décidé de vous envoyer en Palestine, en une terre qui, grâce à vous, lui reviendra. »
A Londres, le journaliste rencontre toutes sortes de Juifs, dans l’East End, les Juifs fuyant les persécutions d’Europe Orientale, des rabbins, des sionistes, des Juifs qui ont réussi, se sont enrichis, ont déménagé dans l’Ouest.. Londres remarque le portrait de Théodore Herzl en bonne place. Sont-ils sionistes?
Théodore Herzl, journaliste à Paris, écrivain à succès. quand éclata en 1894 l’Affaire Dreyfus
Le cri de « Mort aux Juifs ! » fut un éclair sur son âme. Il bloqua son train. « Moi aussi, se dit-il, je suis Juif. »
Il fit un livre « L’Etat Juif »puis partit en croisade, se précipita chez les banquiers juifs, puis lança l’appel d’un Congrès Universel mais fut dénoncé par les rabbins comme faux Messie. Il gagna Constantinople pour obtenir la cession de la Palestine par le sultan, puis il s’adressa à Guillaume II à Berlin, puis en Russie tandis que Chamberlain lui fit une proposition africaine.
Cependant :
» Était-ce bien le pays d’Abraham ? Je pose cette question parce qu’elle est de la
plus brillante actualité. Depuis la conférence de San-Remo, en 1920 (après Jésus-Christ), où le conseil suprême des alliés donna mandat à l’Angleterre de créer un « foyer national juif » en Palestine, les Arabes ne cessent de crier à l’imposture. Ils nient que la Palestine soit le berceau des Juifs. »
Londres n’oublie pas les Arabes.
Après ces préambules, le voyage continue à l’Est : Prague,
« Prague, sous la neige, est une si jolie dame ! J’y venais saluer le cimetière juif et la synagogue. Ils représentent, en Europe, les plus vieux témoins de la vie d’Israël. À l’entrée des pays de ghettos, ils sont les deux grandes bornes de la voie messianique d’Occident. Ce n’est pas un cimetière, mais une levée en masse de dalles funéraires, une bousculade de pierres et de tombeaux. On y voit les Juifs – je veux dire qu’on les devine – s’écrasant les pieds, s’étouffant, pour se faire, non plus une place au soleil, mais un trou sous terre. »
[…] « a le Christ du pont Charles-IV aussi. C’est le troisième témoin de l’ancienne vie juive de Prague. C’était en 1692. Un Juif qui traversait la Voltava cracha sur Jésus en croix. »
presque du tourisme?
pas vraiment parce que dans les Carpathes, il va rencontrer la misère noire, la peur des pogromes, la faim
« Abraham, sont-ce là tes enfants ? Et ce n’est que Mukacevo ! Que cachent les ravins et les crêtes des Carpathes ? Qui leur a indiqué le chemin de ce pays ? Quel ange de la nuit les a conduits ici ? La détresse ou la peur ? Les deux. Ils fuyaient de Moravie, de la Petite Pologne, de la Russie. Les uns dans l’ancien temps, les autres dans les nouveaux, chassés par la loi, la faim, le massacre. Quand on n’a pas de patrie et qu’un pays vous repousse, où va- t-on ? »
A partir de Prague, la lectrice du XXIème siècle va peiner avec la géographie, les frontières ont beaucoup dérivé depuis le Traité de Versailles. La Tchécoslovaquie, de Masaryk a donné des droits aux Juifs mais certaines communautés sont tellement pauvres et arriérées que seuls certains s’occidentalisent. La Pologne a institutionalisé l’antisémitisme.
Les trois millions et demi de Juifs paient quarante pour cent des impôts et pour un budget de plus de trois
milliards de zloty, un os de cent mille zloty seulement est jeté à Israël. Un Juif ne peut faire partie ni de
l’administration, ni de l’armée, ni de l’université. Comme le peuple est chassé des emplois, l’ouvrier de l’usine, l’intellectuel est éloigné des grades. Pourquoi cela ? Parce que le gouvernement polonais n’a plus de force dès qu’il s’agit de résoudre les questions juives, la haine héréditaire de la nation emportant tout. Les Juifs de Pologne sont revenus aux plus mauvaises heures de leur captivité. †
Les bolcheviks « protègent » leurs juifs après les pogromes effrayants de Petlioura en Ukraine.
Albert Londres visite partout, les taudis, les cours des rabbins miraculeux. Il se fait un ami colporteur qui l’introduira dans l’intimité des maisons où un journaliste ne serait pas admis. Dans le froid glacial leur périple est une véritable aventure. Les conditions dans lesquelles vivent les plus pauvres sont insoutenables. Seule solution : l’émigration . En Bucovine, (actuellement Ukraine) loin de toute mer, les agences de voyages maritimes prospèrent :
La misère a créé ici, ces Birou di Voïag. Les terres qui ne payent pas remplissent les bateaux.
Le clou, c’était que les Birou di Voïag ne chômaient pas. La foule, sous le froid, attendait à leurs portes comme les passionnés de Manon sur le trottoir de l’Opéra-Comique.
Et après toute cette misère, il rencontre un pionnier de Palestine, sioniste, décidé, revenu convaincre ses coreligionnaires
Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur Fisher ? — Je suis venu montrer ces choses aux jeunes. Israël a fait un miracle, un miracle qui se voit, qui se touche. Je suis une des voix du miracle. Il faudrait des Palestiniens dans tous les coins du monde où geignent les Juifs. Alter Fisher, le pionnier, n’était pas né en Bessarabie, mais en Ukraine. L’année 1919 il avait dix-huit ans.
cette époque j’étais un juif-volaille. Les poulets, les canards, on les laisse vivre autour des fermes. Puis, un beau jour, on les attrape, et, sans se cacher, on les saigne. Le sang répandu ne retombe sur personne. L’opération est légale. En Palestine on m’a d’abord appris à me tenir droit. Tiens-toi droit, Ben ! »
La solution? Pas pour les juifs orthodoxes. Avant de partir pour la Palestine, Londres fait un long détour par Varsovieoù il visitera « l’usine à rabbins » et la cour d’un rabbin miraculeux d’où il rapporte des récits pittoresques d’un monde qui va disparaître (mais Albert Londres ne le sait pas). Pittoresques, dépaysants, très noires descriptions mais les écrivains comme Isaac Bashevis Singer en donnent une vision plus humaine.
Le voyage de Londres continue en Palestine où il découvre la ville moderne Tel Aviv, l’enthousiasme des pionniers
On vit une magnifique chose : l’idéal prenant le pas sur l’intérêt. les Juifs, les Jeunes Juifs de Palestine faisaient au milieu des peuples, honneur à l’humanité.
Ils arrivaient le feu à l’âme. Dix mille, vingt mille, cinquante mille. Ils étaient la dernière illustration des grands mouvements d’idées à travers l’histoire….
Ce serait un conte de fées si le pays n’était pas peuplé d’Arabes réclamant aussi la construction d’un foyer
Admettons. Nous sommes sept cent mille ici, n’est-ce pas ? On peut dire, je crois, que nous formons un foyer national. Comme récompense, lord Balfour nous envoie les Juifs pour y former également un foyer national. Un foyer national dans un autre foyer national, c’est la guerre !
!… De nous traiter en indigènes !… Voyons ! le monde ignore-t-il qu’il y a sept cent mille Arabes ici ?… Si vous voulez faire ce que vous avez fait en Amérique, ne vous gênez pas, tuez-nous comme vous avez tué les Indiens et installez-vous !… Nous accusons l’Angleterre ! Nous accusons la France !…
Albert Londres pointe ici les guerres à venir. D’ailleurs les émeutes sanglantes ne tardent pas. En été 1929, les massacres se déroulent et préludent à toute une série qui n’est toujours pas close.
Et le Juif Errant?
Plaçons donc la question juive où elle est : en Pologne, en Russie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Hongrie. Là, erre le Juif errant.
Une nouvelle Terre Promise, non plus la vieille, toute grise, de Moïse, mais une Terre Promise moderne, en couleur, couleur de l’Union Jack ! Le Juif errant est tombé en arrêt. Qu’il était beau,
C’est donc une lecture vivante, agréable, presque amusante qui, dès 1929 anticipe la suite de l’histoire.
Daniel Kehlmann est l’auteur de les Arpenteurs du Monde que j’avais beaucoup apprécié. A la suite de la recommandation du blog Et si on bouquinait un peu (CLIC) j’ai téléchargé Tyll Ulenespiègle dont j’ai bien du mal à prononcer le titre parce que je suis habituée au nom de Till Eulenspiegel. Oubliant les chouettes et miroirs, il est vrai que le jeu de mot est savoureux.
Le roman historiquese déroule pendant la Guerre de Trente Ans (1618 -1648) ravageant toute l’Europe, Impériaux Catholiques contre Princes Protestants, débutant en Bohème et se terminant avec la Paix de Westphalie. La Peste, la faim et les ruines complètent les cortèges de ruines. Tyll Ulenespiègle est un acrobate, un jongleur, un menteur, forain se déplaçant avec une troupe de comédiens, musiciens. Il est si doué qu’il est le bouffon attitré du Roi Frédéric de Bohème, le Roi d’hiver nommé ainsi puisqu’il n’a régné qu’une seule saison, puis recherché par l’Empereur Ferdinand III , on le retrouve à Osnabrück.
Ma lecture a été laborieuse parce que je ne dispose pas de la culture germanique et historique. Je me suis souvent perdue à rechercher les différents personnages. Qui est donc ce Wallenstein? Est-ce celui qui a inspiré Schiller? Et Fréderic V Wittelsbach, Electeur Palatin, le fameux Roi d’Hiver. Les lecteurs germanophones sont sûrement plus familiers que moi et ont donc une lecture plus fluide. De même, Elizabeth Stuart, reine de Bohème est une figure centrale dans le roman. Il a fallu me documenter sur la cour d’Angleterre, la Conspiration des Poudres (1605) .
L’histoire commence dans un moulin : le meunier Claus Ulenespiègle, le père de Tyll, s’intéresse plus aux anciens grimoires qu’à moudre la farine. Il est convaincu de sorcellerie par un tribunal itinérant. Tyll, encore enfant, s’enfuit avec des comédiens ambulants.
« n’importe quelle maladie, un marchand de fruits, un marchand d’épices, un deuxième guérisseur qui, n’ayant malheureusement pas de thériaque, en est pour ses frais, un quatrième rémouleur et un barbier. Tous ces gens font partie de l’artisanat ambulant. Celui qui les dépouille ou les tue n’est pas poursuivi. C’est le prix de la liberté. Au bord de la place, on aperçoit encore quelques personnages douteux. Ce sont les gens malhonnêtes, les musiciens, par exemple, avec leur fifre, leur cornemuse et leur violon. Ils se tiennent à l’écart, mais Nele a comme l’impression qu’ils ricanent et se paient la tête de Gottfried. Un conteur est assis »
On le retrouve, adulte à la cour du Roi d’hiver. Il est aussi question d’un âne parlant (ventriloquie) d’une vieille qui suit les forains itinérant et d’une jeune fille qui a suivi Tyll… Il est aussi question de draconologie ou poursuite des dragons par des érudits qui se guident plus avec leurs grimoires qu’avec des preuves tangibles. Tout cela est amusant dans un style ironique et plein d’humour. Les horreurs de la guerre ne sont pas épargnées au lecteur, très gore mais amusant!
« Plus un dracontologue connaît son métier, dit le Dr Tesimond, plus il peut compenser l’absence du dragon par la substitution. La compétence suprême consiste à utiliser non pas le corps du dragon, mais son… quel est le mot ? Savoir, dit le Dr Kircher. — D’utiliser son savoir. Pline rapporte… »
Une lecture instructive, pleine d’allusions littéraires aussi qui restent légères et font sourire quand on a saisi
Novembre, Feuilles Allemandes, occasion d’explorer plus avant l’œuvre de Stefan Zweig qui me paraît inépuisable et qui ne me déçoit jamais.
« Les énigmes psychologiques ont sur moi une sorte de pouvoir inquiétant ; je brûle dans tout mon être de
découvrir le rapport des choses, et des individus singuliers peuvent par leur seule présence déchaîner en moi une passion de savoir qui n’est guère moins vive que le désir passionné de posséder une femme. »
Ce mince volume réunit trois nouvelles, deux longues, les premières et une plus courte, toujours sous le signe de la passion, à la limite de la folie et du voyage.
« Savez-vous ce que c’est que l’amok ? – Amok ?… je crois me souvenir… c’est une espèce d’ivresse chez les
Malais… – C’est plus que de l’ivresse… c’est de la folie, une sorte de rage humaine… une crise de monomanie
meurtrière et insensée, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer. »
Amok est le récit d’un médecin expatrié en Malaisie dans une station de campagne isolée à qui son isolement a fait perdre la raison. Coupé de toute vie sociale, il est profondément touché par l’arrivée d’une femme européenne. Passion, folie, il court littéralement à sa perte. Un voyageur, l’écrivain sans doute, recueille sa confession dans la chaleur de la nuit tropicale à bord d’un bateau qui rejoint l’Europe.
« Alors, prends feu ! Seulement si tu t’enflammes, Tu connaîtras le monde au plus profond de toi ! Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie. »
Récit halluciné et nocturne qui plonge dans les ressorts psychologiques les plus profond d’un homme lucide et désespéré.
« Rien sur la terre ne ressemble à l’amour inaperçu d’une enfant retirée dans l’ombre ; cet amour est si
désintéressé, si humble, si soumis, si attentif et si passionné que jamais il ne pourra être égalé par l’amour fait de désir et malgré tout exigeant, d’une femme épanouie. Seuls les enfants solitaires peuvent garder pour eux toute leur passion : les autres dispersent leur sentiment »
la Lettre d’une inconnue relate une passion silencieuse, une sorte d’idée fixe. Une toute jeune adolescente, fascinée par son voisin écrivain, lui dédie toute son existence. Sa confession – la Lettre – fut écrite au chevet de son enfant mort, gage de sa sincérité. Folie, que cet amour secret non partagé!
C’est la nouvelle qui m’a le plus émue du recueil.
La ruelle au clair de lune est un texte court, l’auteur est retenu une nuit dans un port. Il a raté le train qui le conduira chez lui. Pendant la soirée il traîne dans les ruelles d’un quartier chaud du port et fait une brève rencontre : encore une histoire de passion, passion d’un homme pour une femme qui l’humilie : double déchéance et folie…
Novembre, retour des feuilles allemandes et c’est avec grand plaisir que j’ai suivi la lecture commune avec Aifelle, Keisha, Eva, et d’autres….
C’est un véritable coup de cœur que ce court roman (246 p).
Vienne, 1966, Simon ouvre son café au coin du marché, sans nom, sans prétention, ce n’est pas un café littéraire ou mondain, de ceux qui sont une institution de Vienne comme ceux que Claudio Magris décrit dans Danube –Café Central -ou le Café Gluck du Bouquiniste Mendel de Zweig.
Pas de journaux du jours emmanchés sur une baguette de bois, ni de Sachertorte. Seulement de la bière, du vin, du sirop de framboise, des tartines de saindoux et des cornichons. C’est un café populaire que fréquentent les habitués, marchands et clients du marché, ouvrières en route vers l’usine, dames d’un certain âge…
« Il s’agit de mon café au marché des Carmélites. Je dis que c’est un café, bien que personne à part moi ne l’appelle comme ça. Et je dis que c’est le mien, bien que sur le papier il ne m’ait jamais appartenu. Il y a dix ans c’était un trou poussiéreux, maintenant, tous les soirs sauf le mardi, il y vient des gens qui veulent oublier au moins quelques heures tout ce bazar autour d’eux. Il y fait chaud, l’hiver les fenêtres ferment bien, on peut boire quelque chose et surtout on peut parler quand on en a besoin et se taire quand on en a envie. Le monde tourne toujours plus vite, et parmi ceux dont la vie ne pèse pas assez lourd, il y en a parfois qui sont laissés sur le bord de la route. Alors n’est-ce pas une bonne chose qu’il y ait un endroit auquel se raccrocher ? Maintenant vous allez peut-être vous dire : ils n’ont qu’à aller ailleurs, ces pauvres bougres, le changement ça fait mal, rien n’est éternel, etc. Et bien sûr vous avez raison. Mais je connais des gens pour qui le bout de la rue, c’est déjà trop loin.
1966, l’Autriche a perdu son Empire depuis bien longtemps mais les patronymes yougoslaves, hongrois, tchèques ou italiens, les ouvriers turcs qui passent, rappellent que Vienne était aux portes de l’Orient. Allusions à un passé plus récent et plus douloureux. L’heure est à la reconstruction, au percement d’un métro.
Il ne se passe pas grand-chose, des tranches de vie ordinaire, des gens ordinaires, le boucher, la crémière, un catcheur, la serveuse, deux femmes oisives… qu’on apprend à connaître. Une belle solidarité, entraide entre voisins. Et ce ton, attentif, précis, charmant.
Stefan Zweig ne déçoit jamais. Son œuvre est immense, chaque fois que je suis en peine de lecture, j’y reviens. Biographies, essais ou nouvelles.
La Peur est une nouvelle, presque un thriller, à lire d’un souffle. La lectrice est happée dans le récit. L’analyse psychologique est fouillée. Société viennoise bourgeoise.
la chute m’a surprise, mais je préfère vous en laisser la surprise
D’abord l’homme libre est supérieur à l’homme lié. Or, l’homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui
plaît ; il n’y a que l’entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore par une seule personne, celle du gardien. S’il
s’assied à côté de la porte et passe sa vie à cet endroit, il le fait volontairement ; l’histoire ne mentionne pas qu’il
y ait jamais été contraint. Le gardien, par contre, est lié à son poste par son devoir …
Garouste Kafka
Adolescente, je m’étais enthousiasmée pour Kafka dont j’avais lu, bien sûr, La Métamorphose. J‘avais vu une adaptation théâtrale du Procès à l’Odéon en tchèque ou en polonais, surtitrée (que je n’arrive pas à retrouver sur Internet) que je n’avais pas bien comprise alors mais qui m’avait beaucoup marquée. Il n’est pas toujours évident de revisiter des souvenirs d’adolescente… 50 ans plus tard, l’enthousiasme ne m’est pas revenu et je me suis un peu perdue au long de ces interminables démarches auprès de personnage souvent cocasses mais aussi sinistres.
« On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. »
[…]
Quand on est arrêté comme un voleur, c’est grave, tandis que votre arrestation… elle me fait l’impression de quelque chose de savant – excusez-moi si je dis des bêtises – elle me fait l’impression de quelque chose de
savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre.
J’ai été vérifié la date : paru en 1925, roman posthume, Franz Kafka est décédé en 1924. Roman prémonitoire? Kafka évidemment ne pouvait pas imaginer les procès de Prague, ni les bureaucraties nazies. Un siècle (ou presque) plus tard, la coïncidence est frappante. Ou peut être ces bureaucraties étaient les héritières de empires Austro-Hongrois.
Les archives de la justice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de rapport ! Ce n’était pas une installation de nature à inspirer grand respect et rien ne pouvait mieux rassurer un accusé que de voir le peu d’argent dont disposait cette justice qui était obligée de loger ses archives à l’endroit où les locataires de la maison, pauvres déjà parmi les pauvres, jetaient le rebut de leurs objets.
Joseph K. a eu notification de son arrestation mais il reste libre de travailler dans sa banque où il est chargé de pouvoir. Cependant toute son énergie et sa capacité de travail seront consacrées à son procès, à se justifier sans savoir de quoi, à écrire des requêtes. Cela fait étrangement penser à ces confessions que rédigeront des décennies plus tard des accusés des procès staliniens. Libre dans la ville, il est obsédé par les démarches juridiques. Kafka nous fait ressentir l’absurdité de ces démarches auprès d’institutions d’autant plus absurdes.
Grotesques ces juges, ces tribunaux cachés dans de minables faubourgs alors que la Loi devrait inspirer le respect!
Avocats, étranges parasites de cette justice, jusqu’à la cathédrale est contaminée. Etrange comportement des femmes que Joseph K rencontre et qui, par compassion ou par intérêt se jettent dans ses bras. Pourtant on ne peut pas le soupçonner de misogynie d’après le récit de sa vie que j’ai écouté sur des podcasts de France Culture récemment. Felice, Milena, Dora, Ottla : quatre femmes avec Kafka clic
Même si j’ai trouvé des longueurs – peut être faites exprès – j’ai trouvé toutes les réflexions passionnantes.