Lettre au père – Franz Kafka

FEUILLES ALLEMANDES

Très cher père,

Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su répondre, en partie à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement….

1919, Kafka âgé de 36 ans adresse cette lettre d’une centaine de pages qui ne sera publiée qu’en 1952. Ce texte livre une histoire de sa vie, de sa famille, de ses tentatives de mariage. Je le lis après avoir visionné le film de Agnieszka Holland , Franz K. CLIC Cette lecture m’éclaire pour les scènes qui m’avaient étonnées comme celle de la cabine de bains, ou la rupture des fiançailles à Berlin;

« Tu ne peux traiter un enfant que selon ta nature, c’est-à-dire en recourant a la force, au bruit, à la colère,
ce qui, par-dessus le marché, te paraissait tout à fait approprié dans mon cas, puisque tu voulais faire de
moi un garçon plein de force et de courage. »

La première moitié adresse des reproches au père, elle analyse avec beaucoup d’insistance les rapports de force que le père a instauré:

« s’ensuivit que le monde se trouva partagé en trois parties : l’une, celle où je vivais en esclave, soumis à
des lois qui n’avaient été inventées que pour moi et auxquelles par-dessus le marché je ne pouvais jamais
satisfaire entièrement, sans savoir pourquoi ; une autre, qui m’était infiniment lointaine, dans laquelle
tu vivais, occupé à gouverner, à donner des ordres, et à t’irriter parce qu’ils n’étaient pas suivis ; une
troisième, enfin, où le reste des gens vivait heureux, exempt d’ordres et d’obéissance »

Il revient longuement sur ce thème de l’obéissance et des ordres iniques qui l’ont complètement inhibé.

« par ta faute, j’avais perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de
culpabilité (en souvenir de cette infinité, j’ai écrit fort justement un jour au sujet de quelqu’un : « Il craint
que la honte ne lui survive »

La deuxième moitié de la lettre m’a beaucoup plus intéressée. Il s’interroge sur sa position vis à vis du judaïsme, du judaïsme de son père et du sien. Avec beaucoup d’humour il associe l’ennui éprouvé à la synagogue et celui au cours de danse.

 « Je passais donc à bâiller et à rêvasser ces heures interminables (je ne me suis autant ennuyé, je crois, que plus tard, pendant les leçons de danse) et j’essayais de tirer le plus de plaisir possible des quelques petites
diversions qui s’offraient, comme l’ouverture de l’arche d’alliance, laquelle me rappelait toujours ces
baraques de tir, à la foire, où l’on voyait également une boîte s’ouvrir quand on faisait mouche, sauf que
c’était toujours quelque chose d’amusant qui sortait… »

Il évoque aussi son activité littéraire, non pas tant l’acte d’écrire que la réception de ses œuvres par son père. Dans cette lettre, il analyse les raisons de sa recherche d’émancipation dans le mariage mais aussi les raisons des échecs. Il évoque aussi ses études, mais toujours dans la même optique de la peur de l’échec, même s’il passait sans difficultés dans la classe supérieure.

Ce texte permet de mieux connaître l’écrivain qui se livre de manière très intime parfois très douloureuse comme cette métaphore du ver de terre

« Là, je m’étais effectivement éloigné de toi tout seul sur un bout de chemin, encore que ce fût un peu à la
manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s’aide du devant de son corps pour se dégager et se
traîner à l’écart. »

En surfant sur Internet j’ai trouvé plusieurs podcasts ICI ou vidéo-youtube de lecture de la Lettre au père, et je compte bien les écouter en me promenant. Kafka ne me lâche pas en ce moment!

J’irai chercher Kafka : une enquête littéraire – Léa Veinstein

FEUILLES ALLEMANDES

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Un grand coup de cœur!

Certes, l’auteure est française, le livre écrit en français, mais Kafka est un grand littérateur de langue allemande, je pense que ce livre a sa place dans les Feuilles Allemandes!

Lu d’une traite, ou presque, à la sortie du film Franz K. d’Agnieszka Holland.  La figure de Kafka rôde, présence en filigrane, référence familière. Figure très floue parfois quand j’ai vu Les Deux Procureurs de Loznitsa qui m’a rappelé Le Procès avec ces couloirs, ces portes fermées, ces gardiens énigmatiques, mais attention les procès staliniens sont datés de 1937 alors que Franz Kafka est décédé  en 1924. Référence intemporelle. 

« Kafka est un mort-vivant : il était mort de son vivant, il vivra après sa mort.  » (p41)

 

J’irai chercher Kafka de Léa Veinstein est une enquête littéraire. L’écrivaine, qui a  consacré sa thèse à Kafka, part, en Israëlà la sortie du confinement, voir les manuscrits et enquêter sur les manuscrits de Kafka. 

Car, suivre ces morceaux de papier c’est se plonger dans un espace où le réel piège la fiction, la moque ; c’est se plonger dans un temps à la fois précis et éternellement retardé, divisé, un temps élastique comme celui des Mille et Une Nuits. Ces manuscrits vont connaître les autodafés nazis, se cacher dans une valise pour fuir Prague vers Tel-Aviv, être revendus à une bibliothèque en Allemagne, être scellés dans des coffres-forts en Suisse. Et comme pour défier les nuances, ils vont se retrouver au cœur d’un procès long de presque cinquante ans, un procès dont le verdict citera le Talmud et concédera que le tribunal est incapable de répondre à la seule question qu’il aura eu le mérite de poser : à qui appartient Kafka ? (p.21)

Ces manuscrits ne devrait pas exister : Max Brod a désobéi à l’ordre de Kafka de tout brûler après sa mort. Non seulement il  a collecté, réuni, lettes, notes, manuscrits de roman, mais il les a sauvés, a traversé l’Europe pour les emmener en Palestine loin des autodafés nazis. Et même arrivés à Tel Aviv, l’histoire ne s’arrête pas. C’est cette histoire que raconte le livre. 

pourquoi suis-je là, pourquoi suis-je persuadée de venir ici rencontrer Kafka alors qu’il n’a jamais que
posé son doigt sur la carte à l’endroit de ce pays qui n’existait pas encore au moment où il est mort

8 jours passés à Tel Aviv et Jérusalem, très chargés d’émotion que l’écrivaine nous fait partager. A travers des prétextes très triviaux, Kafka surgit quand on s’y attend le moins. Un choucas perché, mais c’est Kafka bien sûr!

Le nom de famille Kafka, écrit avec un -v-, signifie choucas en tchèque, et Franz a plusieurs fois signifié
qu’il prenait cette descendance très au sérieux. Dans les Conversations avec Gustave Janouch, on trouve
cet échange : – Je suis un oiseau tout à fait impossible, dit Kafka. Je suis un choucas – un « kavka ».

Un chauffeur de taxi rend un faux billet de Monopoly : méditation sur authenticité posée par Kafka

Et si Kafka continuait à me provoquer? Tu veux jouer? Au Monopoly maintenant? Alors jouons. (p.35)

Un rat pendu dans une exposition d’Annette Messager, encore une rencontre kafkaïenne!

Au cours du voyage Lé Veinstein fit référence  à Valérie Zenatti , écrivaine que j’aime beaucoup,  Nicole Krausse et son livre Forêt Obscure dont je note le titre, une poétesse israélienne Michal Govrin…

Le Procès des manuscrits de Kafka est l’objet du voyage, Léa Veinstein rencontre les avocats qui ont plaidé, l’un Eva Hoffe, l’héritière de Max Brod,  qui compte disposer des manuscrits comme elle le souhaite, les vendre aux enchères, y compris à un musée allemand. L’autre pour la Bibliothèque d’Israël, et derrière la Bibliothèque il y a l’Etat d’Israël  qui considère que Kafka lui appartient. 

En 2011, avant que le premier verdict ait été rendu, la philosophe américaine Judith Butler signait un
texte important dans la London Review of Books, intitulé « Who Owns Kafka ? »

Et cette controverse va très loin

l’idée est de rassembler tout le judaïsme en Israël, pas seulement les personnes physiques. Ils ont «
récupéré » des tableaux de Chagall à Paris, ou encore des fresques peintes par Bruno Schulz, rapportées
ici par des agents du Mossad. C’est un projet politique et symbolique. Or Kafka fait partie de cet
héritage. Il devait physiquement être amené ici.  (p.240)

Le Procès, tout à fait kafkaïen, Léa Veinstein l’écrit avec une majuscule, ou plutôt les procès puisque ils iront jusqu’à la Cour Suprême , vont durer jusqu’en 2018. Deux ans après le verdict, les documents sont à la Bibliothèque nationale à Jérusalem.

Et Kafka dans cette histoire? L’écrivaine est très nuancée là-dessus.  d’ailleurs la volonté de Kafka étaient que les manuscrits soient brûlés.

Etzel Andergast – Jakob Wassermann

FEUILLES ALLEMANDES

Etzel Andergast est le second volume d’une trilogie commencée avec L’Affaire Maurizius que j’ai dévoré lors des Feuilles Allemandes 2024. J’avais téléchargé avec enthousiasme Etzel Andergast pour l’édition 2025. 680 pages promettaient un bon moment de lecture. Cela a été en effet un très long moment. 

Première déception. J’avais hâte de retrouver Etzel Andergast, le héros de l’Affaire Maurizius adolescent rebelle et très fûté qui a réussi a démonter l’erreur judiciaire. Il est absent de la première partie du livre. J’ai dû attendre 270 pages avant de le retrouver plus âgé de 10 ans. 

Mon rôle est d’écrire l’histoire, de retracer des destinées, de jeter un regard sur la trame dont est ourdie notre époque. Considéré sous cet angle, le reste n’est plus que prétexte. Ce que signifient ces personnages ou ces ombres de personnages, où ils vont, à quoi tendent leurs actes et leur vie, je ne puis moi-même le savoir qu’en ne perdant pas leur trace et en les suivant patiemment dans les mille et un détours de leur
route.

La première partie LE MONDE ANTERIEUR met en scène de nouveaux personnages autour de Joseph Kerkhoven, un médecin aux méthodes originales appelé pour soigner Jean Irlen, de retour d’Afrique avec des fièvres tropicales. Une relation très forte lie le patient et son thérapeute. Vient aussi se greffer une histoire d’amour entre Kerkhoven et la nièce d’Irlen. Alors que dans l’Affaire Maurizius il y avait une histoire, une erreur judiciaire, une tension qui met le lecteur en haleine, dans cette première partie tout tourne en rond, beaucoup de verbiage scientifique, de théories fumeuses, d’intuitions géniales fort peu suivies de résultats.  L’histoire se situe en 1913, je devine l’apport des théories freudiennes mais jamais l’inconscient n’est nommé et la psychanalyse est récusée.  Les mille et un détours me semblent interminables. Puis survient la Guerre. Et quelques années plus tard :

LE MONDE ACTUEL

et réapparait Etzel Andergast

Une des lois fondamentales auxquelles sont assujetties les existences est celle des rencontres. En elle se
manifeste à proprement parler la volonté secrète des puissances supérieures que nous nommons le
destin. Nous avons vu comment il avait fallu que Joseph Kerkhoven rencontrât cet Irlen voué à la mort
pour se découvrir lui-même, pour que sa destinée lui fût révélée, et qu’il trouvât la compagne sans qui il
est probable que son âme serait malgré tout restée engourdie.
.Nous allons voir Etzel Andergast, jeune homme de vingt ans, non sans valeur propre, portant le poids d’un passé dont il ne s’est jamais libéré, fils d’un monde et de son époque…

Le jeune homme est bien différent de l’adolescent du volume précédent. Il paraît plutôt inconsistant mais il gravite dans des milieux marginaux du Berlin d’après guerre, où les jeunes gens se politisent, révolutionnaires ou nationalistes, antisémites ou pas, mais souvent violents. Il vit dans une sorte de communauté « la colonie » où règne une bienfaitrice. Tout cela m’intéresserait bien si ce n’était pas si fumeux. Certains personnages resteront mystérieux comme ce Lorriner, séducteur ou manipulateur? révolutionnaire ou nazi? une jeune actrice paraît aussi jouer sur tous les tableaux.

Un peu plus de clarté et d’analyse ne nuirait pas. Etzel Andergast est fasciné par le médecin qu’il appelle « le Maître » et semble perdre toute volonté face au Maître prestigieux dont il devient le secrétaire logeant même chez lui. La femme de Kerkhoven devient sa maîtresse. C’était prévisible. peu de suspens non plus. A mi-lecture, vers 350 pages, j’ai abandonné, d’ennui. Puis repris, curieuse de voir où on arriverait.

j’attendais plus de ce gros livre, plus d’Histoire, dans cette période troublée mais féconde en expériences réelles comme la révolution, le Bauhaus, la vie culturelle intense dont il y a à peine des échos lointains. J’attendais aussi que l’auteur me raconte une histoire avec des rebondissements, un peu d’action. Et là, calme plat. Une galerie de personnages qui défilent sans que ne se trame vraiment rien d’abouti. C’est finalement bien décevant!

 

Erasme -Grandeur et décadence d’une idée – Stefan Zweig

FEUILLES ALLEMANDES 

Les Feuilles Allemandes marquent un rendez-vous avec Stefan Zweig dont l’œuvre est inépuisable. 

Courte biographie (185 pages) publiée en 1935, Zweig se trouve à Londres et ses allusions au fanatisme, à l’intolérance, aux forces obscures de l’Allemagne résonnent avec la situation politique de l’époque de Zweig. 

Erasme, champion de l’Humanisme, de la tolérance, intellectuel européen est cher au cœur de Zweig, j’y ai presque vu un double. 

Bosch : La nef des fous

Evidemment je connaissais Erasme de Rotterdam de nom et l’Eloge de la Folie citée à l’Exposition, Le Fou, au Louvre cet hiver.

Zweig me fait découvrir le personnage : enfant illégitime, confié au monastère des Augustins en 1487, ordonné prêtre en 1492. Latiniste hors pair, il trouve l’occasion de quitter le couvent pour servir de secrétaire à l’évêque de Cambrai. Il ne retournera pas à la vie monastique, étudie à Paris au triste collège du Montaigu « collège vinaigre », y conçoit une horreur incurable pour la scolastique et mènera une vie indépendante en donnant des leçons de latin à de riches étudiants allemands ou anglais, en rédigeant lettres et pamphlets, se contentant d’emploi de correcteur d’imprimerie à Bâle ou à Venise. Il voyage à travers l’Europe, se trouve très bien en Angleterre. A côté de l’Eloge de la folie, il rédige un Manuel du Chrétien militant, compile des citations latines et surtout traduit les Ecritures du grec en 1516. Ses écrits lui valent l’estime de toute l’Europe, il reçoit des propositions de nombreux souverains mais ne veut pas aliéner son indépendance. Zweig compare sa gloire à celle de Voltaire ou de Goethe, plus célèbre que Dürer ou Léonard de Vinci « doctor universalis » « Prince des sciences », lumière du monde ». 

A vrai dire, toute cette admiration, presque hagiographique m’ennuie un peu. Zweig ennuyeux? Impossible: le texte s’anime quand il évoque la Folie « Stultitia »  A la Folie, on peut prêter des propos séditieux, des critiques de l’Eglise, du luxe de Rome, du commerce des indulgences. Ces critiques préfigurent La Réforme mais elles sont bien reçues, écrites en latin raffiné, entre lettrés, avec toujours bienveillance. Erasme concilie la Sagesse antique, les philosophes et l’Evangile en un Humanisme de bon aloi. Il transcende les frontières, s’exprime en latin, imagine une Europe chrétienne pacifiée où fleurissent les arts de la Renaissance, où afflue déjà les richesses du Nouveau Monde. 

Le drame va éclater quand Luther placarde ses quatre vingt quinze propositions à la porte de la chapelle de Wittenberg. Tout oppose Luther et Erasme aussi bien le physique que le caractère. A la finesse, la diplomatie s’oppose la grossièreté, la brutalité et la colère. Luther est soutenu par les Allemands 

« esprit de conciliation contre fanatisme, raison contre passion, culture contre force primitive, internationalisme contre nationalisme, évolution contre révolution » (p.102)

La deuxième partie du livre va analyser cette opposition de plus en plus véhémente. On devine les prémisses des Guerres de Religion. Erasme  refuse de s’engager et évite à plusieurs reprises la confrontation. Il rejette l’offre d’alliance avec Luther. Il ne relève pas les occasions de réconciliation que les princes allemands tentent à la Diète de Worms.

le Chef de la Chrétienté et ses évêques, les maîtres du monde : Henri VII? Charles Quint et François1er, Ferdinand d’Autriche, le duc de Bourgogne, les chefs de la Réforme allemande, d’autre part, tous sont devant Erasme, comme autrefois les héros d’Homère devant la tente du bouillant Achille, le pressant, le suppliant de sortir de sa neutralité et d’entrer en lice.

La scène est grandiose ; rarement dans l’Histoire les puissants de ce monde se sont donné autant de peine pour obtenir un mot d’un intellectuel, rarement la puissance de l’esprit a affirmé une suprématie aussi éclatante. 

La fin de la vie d’Erasme sera une vie d’errance : il quitte Louvain, trop catholique, pour Bâle neutre mais qui deviendra protestante, puis Fribourg.

Et la lectrice ne s’ennuie plus du tout!

En conclusion : la publication du Prince de Machiavel signera la décadence de l’Humanisme et la défaite de l’Humanisme devant la force. 

La Cabane dans les arbres – Vera Buck – Ed. Gallmeister

FEUILLES ALLEMANDES

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Pour commencer ce mois de Novembre 2025 j’ai choisi ce thriller qui m’a tenu en haleine un bon moment, maintenant que l’été indien est terminé et que les après-midis de lecture confortablement dans mon fauteuil remplacent les balades en forêt. 

Justement, La Cabane dans les arbres embarque la lectrice dans la forêt profonde près d’un lac suédois pour des vacances de rêve loin de la civilisation urbaine : une maison isolée, un ponton, une barque en pleine forêt pour des vacances en famille. Dépaysement total. Un jeune couple allemand Nora, plongeuse pour des éoliennes offshore, Henryk écrivain et leur fils Fynn emménagent pour un été écolo dans la maison du grand-père d’Henryk. Henryk retrouve la cabane de son enfance. 

Si, il y a quelque chose. Au-dessus de ma tête, bien haut, quelque chose de sombre est perché au milieu des branches du frêne dont le large tronc est planté comme une patte de dinosaure dans la clairière. Je plisse les yeux et m’approche un peu. C’est une cabane. Mais pas une petite maisonnette pour enfants joliment sciée comme on en trouve dans les magasins de bricolage. C’est un abri fait de lattes en bois, de bâches en plastique et de branchages. Les oiseaux construisent leur nid de la même manière, à partir de ce qu’ils trouvent, de déchets.

Père et fils vont-ils jouer dans cette cabane qui semble construite exprès?

Roman choral ou trois femmes et Henryk prennent la parole dans de courts chapitres. Alternent les trois récits qui désarçonnent la lectrice. J’ai eu du mal à entrer dans l’histoire qui m’a d’abord semblé décousue. Un malaise s’insinue, je comprends vite que les vacances ne seront pas idylliques. Les personnages ont chacun leur faille. Nora a trompé Henryk et son amant la harcèle ; c’est pour le fuir qu’ils sont partis en Suède. Henryk est un menteur pathologique. Rosa a une étrange fascination pour les cadavres et Marla, la petite fille de la cabane, entretient un rapport très malsain avec « l’homme » qui la retient prisonnière.

Le drame se noue avec la disparition du petit garçon Fynn. Des personnages louches gravitent autour du chalet. L’attente est insoutenable. Chacun a son hypothèse, son suspect. Du côté de l’enquête, des crimes sanglants sont inexplicables.

La lectrice est ferrée, il devient impossible de lâcher le bouquin. la vraisemblance est malmenée, peut-être, mais ma curiosité est trop forte.

Evidemment, je ne vous en dirai pas plus. Prévoyez un bon week-end il y a quand même 445 pages qui se tourneront toutes seules;

Cicéron – Stefan Zweig

LETTRES ALLEMANDES

Le vieillard d’Otricoli coll. Torlonia- Louvre

« C’est notre homme qui est mort pour nos idées dans une époque qui ressemblait cruellement à la nôtre ».

Zweig est inépuisable. Je reviens à ses romans, ses biographies, le Monde d’hier. Aujourd’hui, quand la peste brune se répand, ressemble terriblement au monde dont il parle.

Cette courte biographie, moins de 100 pages, se concentre à la fin de la vie de Cicéron, autour de la mort de Jules César, qui est aussi la fin de la République romaine. Ce n’est plus l’avocat des procès douteux l’accusateur de Catilina dont la phrase apprise au lycée est restée fichée dans ma mémoire

« Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra? »

C’est un homme aux cheveux gris qui appelle le peuple romain à se montrer digne de l’honneur de ses ancêtres. Il pressent la fin de la République :

Mais à présent, le coup d’État de César, qui l’écarte des affaires publiques (la res publica) lui donne enfin l’ occasion de faire croître et éclore sa vie personnelle (la res privata), qui constitue ce qu’il y a de plus important au monde ; Cicéron se résigne à abandonner le Forum, le Sénat et l’imperium à la dictature de Jules César.

Il fulmine contre Antoine dans les Philippiques. il choisit Octave, mais les trois bandits s’unissent dans le triumvirat. Octave, Lepide et Antoine se partagent le monde mais Antoine réclame la tête de Cicéron.

Pour sauver sa vie, Cicéron pourrait s’exiler en Grèce, au-delà des mers.

Mais Cicéron s’arrête toujours au dernier moment : celui qui a connu un jour la tristesse de l’exil ressent même en plein danger le bonheur que lui procure la terre familière, et l’indignité d’une vie passée à fuir. Une volonté mystérieuse, au-delà de la raison, et même contraire à la raison, l’oblige à faire face au destin qui l’attend.

Comment ne pas penser à Zweig, à ses exils jusqu’au Brésil où il se suicidera.

Merci à Dominiqueivredelivres qui m’a donné envie de le lire ICI

Une- écriture bleu pâle – Franz Werfel – Livre de poche

FEUILLES ALLEMANDES

Franz Werfel est l’auteur des  40 Jours de Musa Dagh  dénonçant le génocide arménien. 

Né à Prague en 1890 où il a fréquenté Kafka et Max Brod. Poète, homme de théâtre, c’est le dernier mari d’Alma Mahler . Il se réfugie en France en 1938 puis aux Etats Unis en 1940,  et décède à Beverley Hills en 1945.

Une écriture bleu pâle est un très court roman, 124 pages qui se lit d’une traite avec un suspense qui va croissant. J’ai pensé à La Peur de  Stefan Zweig. 

« Il y avait onze lettres dont dix tapées à la machine. la onzième écrite à la main se distinguait du lot et réclamait l’attention. Une grande écriture féminine penchée, sévère. Léonidas baissa machinalement la tête car sil sentait qu’il avait blêmi.« 

Que lui réservera cette dernière lettre? L’intrigue est ramassée dans une journée de ce haut fonctionnaire, chef du Cabinet du Ministre.

Ce court texte, tout en finesse, restitue l’histoire du pauvre répétiteur qui a fait un très beau mariage et qui est arrivé au sommet de sa carrière. Analyse psychologique sensible et analyse sociale de la société de Vienne dans les années 30. En filigrane, la montée du nazisme et l’antisémitisme qui ne se cache pas. Une richesse d’analyse en si peu de pages.

Léonidas vit une journée de plus en plus tendue. Son mariage, sa carrière seront-ils compromis par cette lettre à l’encre bleu pâle?

Le Chat, le Général et la Corneille – Nino Haratischwili

FEUILLES ALLEMANDES 

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Point commun entre toutes ces feuilles allemandes :  elles sont traduites de l’Allemand. Je n’imaginais pas voyager aussi loin: jusqu’en Tchétchénie et en Géorgie.  L’autrice : Nino Haratischwili est d’origine géorgienne et réside en Allemagne. Les personnages du roman sont presque tous nés dans l’ancienne URSS, l’intrigue se déroule de  la fin de la période soviétique,  la Perestroïka et le début de la République de Russie. C’est un  roman choral avec trois narrateurs : le Chat (qui n’est pas du tout un chat mais une jeune comédienne), le Général (qui n’est pas général mais un richissime oligarque) et La Corneille (qui n’est pas un oiseau mais un journaliste).

Les fils de leurs histoires se tressent , de 1995 à 2016. En filigrane, les guerres d’Afghanistan, de Tchétchénie, de Géorgie avec leurs cortège de violences. Trafics divers et corruptions. Jeux de pouvoir et d’argent. Alcoolisme et drogues. Des adolescents sensibles, souvent cultivés confrontés à la guerre et aux trafics sans repères et sans limites deviennent des êtres cyniques et brutaux. 

Des histoires d’amour, qui finissent mal, en général (comme dans la chanson).

C’est un gros bouquin de près de 600 pages dans lequel j’ai eu du mal à entrer, confondant les personnages – souvent désignés par des surnoms, des petits noms, des animaux, perdue dans les lieux. Je n’ai pas toujours identifié les villes, surtout dans le Caucase. On saute sans boussole, de Tbilissi à Moscou, à Berlin, de Géorgie en Tchétchénie, et sans plan dans les quartiers de Berlin. Il m’a fallu près de 125 pages pour reconnaître les personnages et à peu près autant pour me repérer dans la géographie.

Dès que j’ai pris mes marques, je me suis sentie aspirée par l’histoire et la lecture est devenue addictive. J’avais vraiment envie de connaître le dénouement et je me suis laisser prendre jusqu’au bout.

Elle aurait voulu que leur relation n’ait pas, dès le début, contenu en germe leur rupture. Elle aurait
voulu être une autre personne, pour qui la banale normalité aurait été quelque chose d’inné, elle aurait
voulu ne l’avoir jamais rencontré, elle aurait voulu ne pas être poursuivie par la photo de la fille morte,
elle aurait voulu que le passé ne jette pas toujours son ombre déformée sur le présent, elle aurait voulu
que les femmes de sa famille aient un peu plus de bon sens et un peu moins l’esprit tordu, elle aurait
voulu ne pas se sentir en permanence obligée d’expliquer et de traduire son comportement pour les gens d’ici. Elle aurait voulu ne pas avoir aussi furieusement envie de s’échapper à elle-même. Et surtout, elle
aurait voulu n’être jamais montée dans cette voiture…

la septième croix – Anna Seghers -Métailié

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 » Un évadé qui a réussi à s’échapper, c’est toujours quelque chose, ça chamboule tout. C’est toujours un doute jeté sur leur pouvoir absolu. Une brèche.”

Automne 1937, sept opposants au nazisme se sont évadés du Camp de Concentration de Westhofen. Sept platanes ont été élagués, des planches ont été clouées de manière à figurer sept croix destinée aux évadés. Ce gros roman est le récit de la traque pour les reprendre. 

Gros roman (461 pages) sous-titré Roman de l’Allemagne hitlérienne  se déroule pendant quelques jours, une grosse semaine, dans un périmètre restreint des environs de Mayence bordés par une campagne de collines, vergers de pommes, pâturages et à l’ouest le Rhin, la ville, ses usines, ses auberges…

.Dans ce cadre si resserré, tout un monde!

Tous sont représentés : les gardiens du camp de concentration, avec leurs personnalités, leurs manies, leur sadisme mais aussi leurs failles.

Entre les deux fenêtres, le portrait de son Führer, qui, c’est l’idée qu’il s’était forgée, lui avait conféré son
pouvoir. Presque, pas tout à fait, un pouvoir sans limites. Dominer les êtres, corps et âme, décider de la vie et de la mort, pas moins que cela. Des hommes adultes, pleins de force, que l’on fait aligner devant soi, et on peut les briser, vite ou lentement, leurs corps l’instant d’avant encore droits tombent à quatre pattes,
l’instant d’avant hardis, insolents, les voilà gris, balbutiant dans une angoisse mortelle.

Hommes, femmes et enfants de la campagne : un berger, deux fermes avec les occupants, hommes femmes et même les animaux. Franz et son vélo se trouve à cheval entre la campagne où vit sa famille et l’usine. Monde ouvrier.  Solidarités entre militants ou simplement camarades de travail. Un médecin juif, un professeur et sa femme, une serveuse dans une auberge. Le plus souvent des braves gens. 

Des braves gens, pas tous! Par opportunisme, pour sortir du chômage, ou fascinés par la force, certains ont rejoint les SA et les SS. Certaines familles sont divisées. Pour reprendre les évadés une nasse se déploie qui saura utiliser les complices, les faiblesses. Et quand les dénonciations ne suffiront pas, il faudra bien utiliser la terreur, arrêter les proches, parfaitement innocents, les piéger…

Liesel la sentait encore dans ses veines en ce moment. La peur qui n’a rien à voir avec la conscience, la peur
des pauvres, la peur de la poule devant le vautour, la peur des poursuites de l’État. Cette peur ancestrale
qui montre mieux que toutes les constitutions et les livres d’histoire de quel côté se place l’État.

On voit évoluer tous ces personnages dans leur cadre très bien évoqué. Images de brumes sur la campagnes, images ensoleillées. Scènes d’intérieur. Les personnalités sont fouillées, la vie quotidienne vivement décrite.

La lectrice est emportée d’un personnage à un autre. Elle suit la cavale de Georg Heisler, le personnage principal, le roman est un véritable thriller. qui s’en sortira. Les premiers seront rapidement attrapés, Belloni, le funambule tombera d’un toit même si c’est un spécialiste des salto. Füllgrabe se rendra, espérant que son geste lui gagnera la clémence.

La septième croix attend toujours Georg Heisler, tant qu’il ne sera pas repris les nazis seront en échec, ses camarades même incarcérés garderont espoir.

La fuite réussie de cet individu particulier détruira la légende de la toute-puissance des nazis.

Si l’auteure démonte les mécanismes de terreur, elle évoque aussi les solidarités ouvrières, la bonne volonté de ceux qui ne veulent pas être coupables, ceux pour qui l’hospitalité est une obligation humaine. Anna Seghers montre que même dans les heures les plus noires, un fond d’humanité demeure.

Nous sentions tous combien les puissances extérieures pouvaient atteindre l’homme, jusqu’au plus
profond de lui, mais nous sentions aussi qu’il y avait là, en lui, quelque chose d’inviolable et
d’indestructible.

Dans la postface Christa Wolf raconte comment ce livre écrit en exil a été publié  en  1942, aux Etats Unis, en anglais avant de paraître en Allemand. Comment un film en a été tiré. 

Après 1933, dispersée dans de nombreux pays, la littérature allemande socialiste assume le rôle qui lui
incombe : éclairer le peuple sur les raisons profondes de la catastrophe.

Job-Roman d’un homme simple – Joseph Roth

FEUILLES ALLEMANDES 

« Souviens-toi, Mendel, commença Rottenberg, souviens-toi de Job. Il lui est arrivé quelque chose de
semblable à ce qui t’arrive. Il était assis sur la terre nue, la tête couverte de cendre, et ses blessures lui faisaient si mal qu’il se roulait comme une bête sur le sol. Lui aussi blasphémait Dieu. Et pourtant tout cela n’était qu’une mise à l’épreuve. Que savons-nous, Mendel, de ce qui se passe là-haut ? Peut-être le Malin est-il venu voir Dieu et lui a-t-il dit comme autrefois : “Il faut détourner un juste du droit chemin.” Et le Seigneur a dit : “Tu n’as qu’à mettre à l’épreuve Mendel, mon serviteur.” – Et c’est là aussi que tu peux voir, intervint Groschel, que tes reproches sont injustes. Car Job n’était pas un homme faible quand Dieu commença à le mettre à l’épreuve, mais un homme puissant. Et toi non plus tu n’étais pas un homme faible, Mendel ! « 

Joseph Roth, est né en 1894 à Brody, en Galicie aux confins de l’Empire Austro-hongrois, a étudié à Lemberg (aujourd’hui Lviv, Ukraine) puis à Vienne où il s’est lié d’amitié avec Stephan Zweig on connait leur correspondance CLIC Journaliste à travers l’Europe, Vienne, Berlin, Paris. Ecrivain de langue allemande. Il a quitté l’Allemagne en 1933 et s’est éteint à Paris en 1939. 

Avec Job, roman d’un homme simple il évoque les Juifs du Shtetl, en Russie à la veille de la Première Guerre mondiale. Le héros, Mendel Singer est un modeste maître d’école qui enseigne les rudiments à de petits enfants dans sa cuisine. Il est très pieux, content de son sort, père de deux fils et d’une fille ravissante. La malchance se manifeste par la naissance de son troisième fils Menuchim, enfant mal conformé qui ne se développe pas, ne marche pas et ne dit qu’un mot « Maman ». La vie dans le Shtetl est misérable

D’année en année la vie devenait de plus en plus chère. Les récoltes étaient de plus en plus maigres. Les
carottes rétrécissaient, les œufs étaient moins remplis, les pommes de terre avaient souffert du gel, les
soupes n’étaient plus que de l’eau, les carpes s’amincissaient, les brochets raccourcissaient, les canards maigrissaient, les oies durcissaient, et les poules n’avaient plus que la peau sur les os.

Les deux grands fils tirent un mauvais numéro et doivent servir dans les armées du Tsar. Pour fuir la conscription, l’un d’eux fuit en Amérique et fait émigrer sa famille, mais en laissant Menuchim à des parents. La deuxième partie du roman se déroule aux Etats Unis. Sam, le fils qui a réussi et son ami Mac partent à la guerre. Sam tombera tandis que Jonas, soldat du Tsar, est porté  disparu. Déborah meurt. 

Mendel a tout perdu, comme Job. Et comme Job il se rebelle contre Dieu.

J’ai beaucoup aimé cette évocation des Juifs simples des confins de l’Empire, de leur émigration en Amérique. Evocation très sobre sans aucune concession au folklore. Une histoire simple, épurée, écrite en Allemand classique sans aucune utilisation du Yiddish que Roth connaissait sûrement.