Lettre au père – Franz Kafka

FEUILLES ALLEMANDES

Très cher père,

Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su répondre, en partie à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement….

1919, Kafka âgé de 36 ans adresse cette lettre d’une centaine de pages qui ne sera publiée qu’en 1952. Ce texte livre une histoire de sa vie, de sa famille, de ses tentatives de mariage. Je le lis après avoir visionné le film de Agnieszka Holland , Franz K. CLIC Cette lecture m’éclaire pour les scènes qui m’avaient étonnées comme celle de la cabine de bains, ou la rupture des fiançailles à Berlin;

« Tu ne peux traiter un enfant que selon ta nature, c’est-à-dire en recourant a la force, au bruit, à la colère,
ce qui, par-dessus le marché, te paraissait tout à fait approprié dans mon cas, puisque tu voulais faire de
moi un garçon plein de force et de courage. »

La première moitié adresse des reproches au père, elle analyse avec beaucoup d’insistance les rapports de force que le père a instauré:

« s’ensuivit que le monde se trouva partagé en trois parties : l’une, celle où je vivais en esclave, soumis à
des lois qui n’avaient été inventées que pour moi et auxquelles par-dessus le marché je ne pouvais jamais
satisfaire entièrement, sans savoir pourquoi ; une autre, qui m’était infiniment lointaine, dans laquelle
tu vivais, occupé à gouverner, à donner des ordres, et à t’irriter parce qu’ils n’étaient pas suivis ; une
troisième, enfin, où le reste des gens vivait heureux, exempt d’ordres et d’obéissance »

Il revient longuement sur ce thème de l’obéissance et des ordres iniques qui l’ont complètement inhibé.

« par ta faute, j’avais perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de
culpabilité (en souvenir de cette infinité, j’ai écrit fort justement un jour au sujet de quelqu’un : « Il craint
que la honte ne lui survive »

La deuxième moitié de la lettre m’a beaucoup plus intéressée. Il s’interroge sur sa position vis à vis du judaïsme, du judaïsme de son père et du sien. Avec beaucoup d’humour il associe l’ennui éprouvé à la synagogue et celui au cours de danse.

 « Je passais donc à bâiller et à rêvasser ces heures interminables (je ne me suis autant ennuyé, je crois, que plus tard, pendant les leçons de danse) et j’essayais de tirer le plus de plaisir possible des quelques petites
diversions qui s’offraient, comme l’ouverture de l’arche d’alliance, laquelle me rappelait toujours ces
baraques de tir, à la foire, où l’on voyait également une boîte s’ouvrir quand on faisait mouche, sauf que
c’était toujours quelque chose d’amusant qui sortait… »

Il évoque aussi son activité littéraire, non pas tant l’acte d’écrire que la réception de ses œuvres par son père. Dans cette lettre, il analyse les raisons de sa recherche d’émancipation dans le mariage mais aussi les raisons des échecs. Il évoque aussi ses études, mais toujours dans la même optique de la peur de l’échec, même s’il passait sans difficultés dans la classe supérieure.

Ce texte permet de mieux connaître l’écrivain qui se livre de manière très intime parfois très douloureuse comme cette métaphore du ver de terre

« Là, je m’étais effectivement éloigné de toi tout seul sur un bout de chemin, encore que ce fût un peu à la
manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s’aide du devant de son corps pour se dégager et se
traîner à l’écart. »

En surfant sur Internet j’ai trouvé plusieurs podcasts ICI ou vidéo-youtube de lecture de la Lettre au père, et je compte bien les écouter en me promenant. Kafka ne me lâche pas en ce moment!

J’irai chercher Kafka : une enquête littéraire – Léa Veinstein

FEUILLES ALLEMANDES

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Un grand coup de cœur!

Certes, l’auteure est française, le livre écrit en français, mais Kafka est un grand littérateur de langue allemande, je pense que ce livre a sa place dans les Feuilles Allemandes!

Lu d’une traite, ou presque, à la sortie du film Franz K. d’Agnieszka Holland.  La figure de Kafka rôde, présence en filigrane, référence familière. Figure très floue parfois quand j’ai vu Les Deux Procureurs de Loznitsa qui m’a rappelé Le Procès avec ces couloirs, ces portes fermées, ces gardiens énigmatiques, mais attention les procès staliniens sont datés de 1937 alors que Franz Kafka est décédé  en 1924. Référence intemporelle. 

« Kafka est un mort-vivant : il était mort de son vivant, il vivra après sa mort.  » (p41)

 

J’irai chercher Kafka de Léa Veinstein est une enquête littéraire. L’écrivaine, qui a  consacré sa thèse à Kafka, part, en Israëlà la sortie du confinement, voir les manuscrits et enquêter sur les manuscrits de Kafka. 

Car, suivre ces morceaux de papier c’est se plonger dans un espace où le réel piège la fiction, la moque ; c’est se plonger dans un temps à la fois précis et éternellement retardé, divisé, un temps élastique comme celui des Mille et Une Nuits. Ces manuscrits vont connaître les autodafés nazis, se cacher dans une valise pour fuir Prague vers Tel-Aviv, être revendus à une bibliothèque en Allemagne, être scellés dans des coffres-forts en Suisse. Et comme pour défier les nuances, ils vont se retrouver au cœur d’un procès long de presque cinquante ans, un procès dont le verdict citera le Talmud et concédera que le tribunal est incapable de répondre à la seule question qu’il aura eu le mérite de poser : à qui appartient Kafka ? (p.21)

Ces manuscrits ne devrait pas exister : Max Brod a désobéi à l’ordre de Kafka de tout brûler après sa mort. Non seulement il  a collecté, réuni, lettes, notes, manuscrits de roman, mais il les a sauvés, a traversé l’Europe pour les emmener en Palestine loin des autodafés nazis. Et même arrivés à Tel Aviv, l’histoire ne s’arrête pas. C’est cette histoire que raconte le livre. 

pourquoi suis-je là, pourquoi suis-je persuadée de venir ici rencontrer Kafka alors qu’il n’a jamais que
posé son doigt sur la carte à l’endroit de ce pays qui n’existait pas encore au moment où il est mort

8 jours passés à Tel Aviv et Jérusalem, très chargés d’émotion que l’écrivaine nous fait partager. A travers des prétextes très triviaux, Kafka surgit quand on s’y attend le moins. Un choucas perché, mais c’est Kafka bien sûr!

Le nom de famille Kafka, écrit avec un -v-, signifie choucas en tchèque, et Franz a plusieurs fois signifié
qu’il prenait cette descendance très au sérieux. Dans les Conversations avec Gustave Janouch, on trouve
cet échange : – Je suis un oiseau tout à fait impossible, dit Kafka. Je suis un choucas – un « kavka ».

Un chauffeur de taxi rend un faux billet de Monopoly : méditation sur authenticité posée par Kafka

Et si Kafka continuait à me provoquer? Tu veux jouer? Au Monopoly maintenant? Alors jouons. (p.35)

Un rat pendu dans une exposition d’Annette Messager, encore une rencontre kafkaïenne!

Au cours du voyage Lé Veinstein fit référence  à Valérie Zenatti , écrivaine que j’aime beaucoup,  Nicole Krausse et son livre Forêt Obscure dont je note le titre, une poétesse israélienne Michal Govrin…

Le Procès des manuscrits de Kafka est l’objet du voyage, Léa Veinstein rencontre les avocats qui ont plaidé, l’un Eva Hoffe, l’héritière de Max Brod,  qui compte disposer des manuscrits comme elle le souhaite, les vendre aux enchères, y compris à un musée allemand. L’autre pour la Bibliothèque d’Israël, et derrière la Bibliothèque il y a l’Etat d’Israël  qui considère que Kafka lui appartient. 

En 2011, avant que le premier verdict ait été rendu, la philosophe américaine Judith Butler signait un
texte important dans la London Review of Books, intitulé « Who Owns Kafka ? »

Et cette controverse va très loin

l’idée est de rassembler tout le judaïsme en Israël, pas seulement les personnes physiques. Ils ont «
récupéré » des tableaux de Chagall à Paris, ou encore des fresques peintes par Bruno Schulz, rapportées
ici par des agents du Mossad. C’est un projet politique et symbolique. Or Kafka fait partie de cet
héritage. Il devait physiquement être amené ici.  (p.240)

Le Procès, tout à fait kafkaïen, Léa Veinstein l’écrit avec une majuscule, ou plutôt les procès puisque ils iront jusqu’à la Cour Suprême , vont durer jusqu’en 2018. Deux ans après le verdict, les documents sont à la Bibliothèque nationale à Jérusalem.

Et Kafka dans cette histoire? L’écrivaine est très nuancée là-dessus.  d’ailleurs la volonté de Kafka étaient que les manuscrits soient brûlés.

Aimer Israël, soutenir la Palestine – Nir Avishai Cohen – trad. Bertrand Bloch – l’Harmattan

 APRES LE  7 OCTOBRE … 

Depuis le 7 Octobre, l’actualité s’impose avec des images très douloureuses. Grâce à Facebook, j’obtiens des documents, au jour le jour, sur la page de LA PAIX MAINTENANT, la Newsletter de +972,. Je guette les prises de parole des écrivains israéliens que je suis depuis longtemps. Après la stupeur, les voix ont mis du temps à se faire entendre : David Grossman et sa tribune dans La Repubblica, Dror Mishani, Au ras du sol. Les paroles prémonitoires d’Amos Oz.  Et récemment, de nombreux officiers. 

Aimer Israël, soutenir la Palestine est un court essai de 212 pages, écrit et publié à compte d’auteur en 2022, traduit récemment par Bertrand Bloch avec un addendum rédigé après le 7 Octobre.

En 12 chapitres, Nir Avishaï Cohen présente son soutien à la solution à deux états et une analyse très pointue de la situation politique en Israël. Cet essai est très agréable à lire parce qu’il se lit comme un roman. Nir Avishai Cohen se raconte depuis son enfance dans un moshav, puis son service militaire, ses périodes de réserve, et son engagement politique au sein du parti Meretz et dans « Breaking the silence » organisation d’anciens militaires témoignant de l’action des militaires dans les Territoires occupés. 

Bien qu’il ait été vilipendé, traité de traitre, même insulté de kapo, Nir Avishai Cohen se présente comme un patriote, un combattant, un officier de Tsahal qu’il ne renie jamais.

« Oui, c’est comme ça aujourd’hui dans de nombreux endroits en Israël: si vous ne faites pas partie du courant dominant, vous êtes automatiquement quelqu’un qui hait les Juifs et un ennemi de votre pays. »

Il raconte comment il a pris conscience des aspects négatifs de la colonisation au fil de son histoire personnelle et de ses faits d’armes. Jeune recrue, il n’a pas eu conscience tout de suite des conséquences de ses actions, au Liban d’abord puis dans les territoires :

« au plus profond de moi que les deux valeurs fondamentales dans lesquelles j’avais grandi, l’amour de la terre et l’amour de l’autre, étaient bafouées. Ces valeurs n’étaient pas prises en compte à Jénine en 2002. Mes actions militaires n’avaient rien à voir avec cet amour de la terre et mon respect de l’autre. »
Cette prise de conscience n’a pas été immédiate du fait du lavage de cerveau que tous subissent.
C’est un véritable lavage de cerveau orienté à droite, qui glorifie les colonies, et maintient ces jeunes dans une ignorance certaine. Moins ces garçons et ces filles en savent, plus le système peut introduire dans leur cerveau le mantra “Les Arabes sont mauvais et les Juifs sont bons”.
Ajouter à ceci qu’il n’est pas souhaitable de douter ou de discuter. Un militaire agit d’abord et réfléchit (peut-être) après….
Il découvre finalement un véritable apartheid. Son sens moral, et ses conviction démocratiques, ne sont pas les seuls arguments. Selon lui, défendre les colonies est aussi une très mauvaise stratégie pour la défense d’Israël :
de plus, les colonies nuisent à la sécurité du pays puisque leurs positions rendent impossible le tracé d’une frontière solide entre les Palestiniens et l’État d’Israël.
Les colonies constituent aussi un véritable obstacle, probablement le seul, à un traité de paix entre Israël et les Palestiniens
Le lecteur suit le cheminement de la pensée dans ces témoignages criants qui débouchent sur l’action militante. Une voix discordante porteuse d’optimisme quand même.
J’aime mon pays, mais je n’en suis pas fier. J’aspire à ce moment où je serai fier d’Israël, où je pourrai parcourir le monde et dire fièrement que je suis Israélien. Je crois que ce jour viendra; le bien finira par prévaloir.
d’avoir présenté cet ouvrage illustré d’une belle carte.

Les Naufragés du Cap Vert – Laurence Benveniste

BOOKTRIP EN MER/ CAP VERT

 

Proposé par les algorithmes d’Amazon, ce livre semblait cocher toutes les cases de mes lectures de l’été : le Booktrip en mer, La Révolution française (à la suite des Onze), lhistoire des Juifs . Plaisir de retourner au Cap Vert répondre à cette interrogation lors de notre voyage au Cap Vert : le lieu-dit Synagoga CLICm’avait étonnée, je comptais sur cette lecture pour lever  ce mystère.

A bord de la « Jolie Nanette » voguant vers la toute jeune république américaine se retrouvent David, Esther et son fils Momo,  Juifs du Comtat Venaissin, Marie la fiancée de David, Hemings le cuisinier de Jefferson, esclave mulâtre, Dalayrac un violoniste qui a joué à la cour, Liquier fils d’un armateur bordelais négrier, Camboulas vétéran des guerres d’Indépendance américaine. Bonne compagnie musiciens, lettrés « honnêtes hommes » ayant le goût de la conversation et de la musique. La cuisine de Hemings apporte une touche gastronomique à ce voyage qui s’annonce très agréable.

Tout d’abord, échanges de très haute volée où Voltaire, Olympe de  Gouges, Lessing sont cités. La Fayette, Mirabeau, Robespierre et les révolutionnaires, sujets d’actualité. La présence de Heming, fin cuisinier, violoniste, mais esclave de Jefferson, introduit une réflexion sur l’esclavage. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, n’implique-t-elle pas l’Abolition de l’esclavage? La situation des Juifs et des Noirs, également opprimés est sujet de leurs discussions. Bien sûr, la place des femmes n’est pas oubliée. Passionnants ces débats? Un peu longs et scolaires. Laurence Benveniste ne laisse rien de côté, développe les idées, creuse son sujet. Tant d’érudition finit par lasser.

La croisière se gâte, mort suspecte du Capitaine qui est remplacé par un personnage très antipathique, mort du Coq…aménagements suspects en cale. Mutinerie…les passagers deviennent otages, le navire change de destination. L’heure n’est plus aux discussions philosophiques ni aux concerts de violon. Suspens haletant. Ma foi, fort bien mené. Arriveront ils au Cap Vert? (on se doute que oui d’après le titre) et après….ils passeront par Synagoga, bien sûr!

Très bien documenté, mais la lecture de ces 391 pages est  un peu laborieuse. .

Nos cœurs déracinés – Marie Drucker

APRES LE 7 OCTOBRE

Paul Klee – légende des marais. pourquoi Klee? Exposition Art Dégénéré

J’ai écouté Marie Drucker sur FranceInter : « il y a des millions de manières de se sentir juif ou de ne pas se sentir particulièrement juif » et j’ai eu envie de lire Nos cœurs déracinés.

«Être juif, c’est se confronter à la vastitude des possibilités d’être. Cela peut être affaire de religion, de croyance, de foi, d’appartenance, de non-appartenance, de mysticisme, de culture. On n’est ni croyant ni pratiquant, mais à la question : vous êtes juif ? on se doit de répondre « oui » sans conditions. Car, plus que toute autre, notre identité est aussi faite de nos morts.»

Percutée par le 7 octobre, Marie Drucker explore ses racines, comme le suggère le titre des « coeurs déracinés »

« Exclusivement guidée par ma liberté que je crains à tout moment de perdre, je refuse d’être estampillée et réduite à cette seule part de mon identité.

Alors pourquoi m’attaquer à ce sujet hautement inflammable ?

Parce que aujourd’hui, c’est différent. Depuis le 7 octobre 2023, c’est différent. Je ressens le besoin impérieux d’explorer l’inexploré – je viens de ces familles où l’inconnu n’est pas l’avenir mais le passé, le saut dans le vide n’est pas demain mais hier. »

J’ai beaucoup aimé l’évocation de ses grands-parents qui

« avaient un amour immodéré pour la France, pour ses valeurs, et un attachement viscéral à la laïcité »

Venus d’Europe de l’Est, Pologne ou Roumanie. Attachement à la langue allemande, celle de Zweig. L’étoile jaune encadrée. Evocation de l’antisémitisme en Pologne qui a poussé à l’exil sa famille paternelle. Vie cachée pendant la guerre.

Drancy, le Dr Drucker, le grand père,  est médecin du camp « Abraham Drucker s’est bien comporté » selon Serge Klarsfeld. Installation du cabinet médical en Normandie.

« n’est-ce pas cette condition extraterritoriale, sans contrainte de frontières, qui a donné le meilleur du
judaïsme et tant apporté à l’Europe et au monde ? Puisque les Juifs ont, de tous temps ou presque, été
détachés de la question territoriale, la préoccupation majeure était alors la circulation des idées. Le vrai
territoire est celui de l’échange oral, qui fonderait notre identité malgré nous »

La suite est une réflexion sur l’identité juive, les rapports avec le sionisme : indifférence du côté paternel, ou adhésion au sionisme pour le côté maternel. Confiance dans l’Europe, rempart contre l’oubli. Maternité.

Et pour terminer ce crédo :

« je crois aux sciences humaines, à la littérature, au cinéma comme valeurs refuges et échappatoires. malheureusement c’est vers la télévision et les réseaux sociaux que nous nous tournons par paresse… »

Crédo désabusé de l’ancienne journaliste après le 11 septembre et le 7 octobre quand l’actualité est traitée par les chaines d’information continue 24 h/24  et les téléspectateurs voraces d’images, de son, de violence. Sans parler des réseaux sociaux.

J’ai aimé cette voix lucide qui parle de notre monde.

Judéobsession – Guillaume Erner

APRES LE 7 OCTOBRE

Chagall : le rabbin, la prise (exposition art dégénéré)

« Ce qui s’est passé, c’est qu’à un moment donné, tout le monde, ou presque, a été frappé de « judéobsession », mais pas la même que la mienne. Tout le monde ou presque s’est mis à parler des Juifs, sur les réseaux sociaux, dans les débats télévisés, sans compter les couvertures de magazines ou les unes des journaux qui leur ont été obligeamment consacrées. Alors, j’ai pris peur et j’ai décidé d’écrire. »

Depuis le 7 Octobre, je collectionne les ouvrages s’y rapportant de près ou de loin, et la liste s’allonge. Suis-je moi aussi atteinte de « judéobsession« ?

A la lecture du livre de Guillaume Erner, je me rends compte du sens double de cette expression « judéobsession ». La première concerne les Juifs, qui sont obsédés par les Juifs. Guillaume Erner se l’applique à lui-même, et se raconte. Ce qui donne une autobiographie savoureuse. Il se présente ainsi

 » 100 % ashkénazes, 100 % de gauche, 100 % dans la fripe, on dit schmates en yiddish »

Et quand il se définit « de gauche » c’est vraiment à gauche, et je rigole parce que j’en connais tant:

la réunion du Parti, c’était Yom au ProtocoleKippour sans le jeûne.

Plein d’humour, de sympathie….

La « judéobsession » ne frappe pas seulement les juifs, elle atteint aussi les goys, et là, elle rencontre les antisémites et c’est beaucoup moins drôle. Ceux qui voient des juifs partout, des complots. Guillaume Erner passe en revue les diverses versions de l’antisémitisme, du Moyen Age à nos jours, des expulsions des Juifs de France et d’Angleterre, au Protocole de Sion en passant par l’Affaire Dreyfus. 

Les versions les plus modernes de la Rumeur d’Orléans aux négationnistes ont pris un coup de jeune avec Dieudonné et les « humoristes » :

« Les pamphlétaires antisémites de jadis sont devenus rares ; ils ont été remplacés par des « humoristes »,
le premier d’entre eux s’appelle Dieudonné. »

« Édouard Drumont, l’antisémite notoire et auteur de La France juive, devait se réincarner, il ferait
probablement du stand-up. »

Dernier avatar de l’antisémitisme, l’antisionisme.

 » C’est parce que le mot « Juif » était trop
péjoratif qu’on a inventé l’Israélite ; maintenant, c’est parce que le mot « Juif » est trop présentable qu’on
parle des sionistes. »

Guillaume Erner analyse les nouvelles versions de l’antisémitisme, antisémitisme venant des musulmans, propalestiniens mais aussi de la gauche et même des verts comme Malm. Version sophistiquée : »normcore »

 Issu du milieu de la mode, il combine « normal » et « hardcore », décrivant un style
vestimentaire si banal qu’il en devient odieux.

Mais pourquoi diable les Juifs sont-ils donc devenus « normcore ?»

A la pointe de l’anticolonialisme, de l’antiracisme, pour certains « racisés », les sionistes seraient plus blancs que blancs, représentants ultimes du colonialisme. Moi qui croyais que les Juifs, minoritaires, seraient du côté des minorités…

Judéobsession est une sérieuse remise à jour de mes anciennes certitudes ébranlées depuis le 8 Octobre. Analyse poussée parfois un peu désordonnée, qui passe de la théorie à l’anecdote. Et tant mieux, parce qu’on ne s’ennuie pas ;  j’ai ri aux éclats dans le récit inénarrable de l’arrivée du camion des Loubavitch au milieu d’une manif des Gilets Jaunes.

Vif, bien écrit et intéressant.

Deux Filles Nues – LUZ – Albin Michel

CHALLENGE PRINTEMPS DES ARTISTES 2025

initié par Laboucheaoreille

ART DEGENERE

C’est à l’occasion de la visite de l’exposition Art Dégénéré au Musée Picasso ICI que j’ai découvert de roman graphique : un véritable chef d’œuvre!

Un podcast à signaler : les Midis de Culture « Deux filles Nues » de Luz ICI 

Deux Filles Nues est le nom d’un tableau peint en 1919 par Otto Mueller (1874-1930) qui a subi les tribulations des tableaux de l’Art dégénéré selon les critères nazis. Il est actuellement accroché à Cologne. 

C’est donc une histoire vraie.

La BD  commence avec le making-of du tableau qui s’élabore sous nos yeux : plus de blanc que de couleur sur les premières pages. Il faut l’intervention d’un ramasseur de champignons. Au premier tiers du livre, Otto Mueller meurt…mais le livre est loin d’être fini. Le sujet, c’est le tableau et non le peintre. Acquis par un collectionneur juif, il se retrouve avec d’autres sur les murs.

La vente aux enchères de l’Art Dégénéré

Là, il faut être très attentif , la BD est beaucoup plus sophistiquée qu’il n’y paraît au début. Tous les éléments du décor ont leur importance : les autres œuvres accrochées correspondent à de réels tableaux. Il y a même les titres à la fin, sauf que Luz nous a fait une sorte de blague : il a supprimé les numéros des pages. On sait qu’il y a un Emil Nolde p. 101, mais on ne sait pas où est la page 101 et ainsi de suite. Avec un peu d’efforts, on a une véritable exposition de la peinture allemande,  expressionnisme, die Brücke etc

Autre lecture : l’histoire de la montée du nazisme ne se trouve que très partiellement dans les bulles de texte. C’est dans la rue, par la fenêtre qu’on voit se dérouler manifestations, violences et déprédations.

Fond noir : la nuit, la rue est éclairée et les incendies de la Nuit de Cristal l’illuminent. Ces pages noires sont d’une grande force et d’une grande beauté.

Le même procédé se retrouve quand le tableau est exposé dans les expositions d’art dégénéré. Regardez bien par la fenêtre.

Les voyages en train sont aussi  très impressionnants. Comme l’invasion des cafards…

Ce n’est pas un livre d’une seule lecture. Il faut le feuilleter, y revenir, l’étudier.

Je vais avoir beaucoup de mal à m’en séparer et à le rendre à la médiathèque.

 

Toutes les vies de Théo – Azoulai Nathalie

APRES LE 7 OCTOBRE…

Giacometti et Rothko

Depuis le 7 octobre, je suis saisie de « Judéobsession » comme l’a écrit Guillaume Erner dont je suis justement en train de lire le livre. Ecoute  compulsive de podcasts sur l’antisémitisme, les Juifs, la Shoah. J’ai découvert Toutes les vies de Théo en même temps que L’Annonce d’Assouline sur Répliques : la Littérature face aux attaques du 7 octobre. En même temps que l’Annonce, j’ai téléchargé Toutes les vies de Théo. Autant le livre d‘Assouline m’a parlé, autant j’ai été agacée par celui d’Azoulai

Théo, à moitié allemand par sa mère, à moitié breton, rencontre Léa à une séance de tir sportif, en tombe amoureux et l’épouse. La mère de Théo pour vaincre sa culpabilité d’allemande vis à vis de la Shoah, est ravie de cette union avec une juive, une sorte de rédemption par son fils. Ils ont une fille Noémie. le 7 octobre va déchirer cette union.

« Elle dit que l’histoire l’avait prise par le col, qu’elle l’obligeait à retourner dans sa niche. »

Léa se sent renvoyée à son identité juive, solidaire d’Israël. Théo se sent exclu. Il rencontre une plasticienne libanaise, en tombe amoureux et épouse la cause palestinienne sans réserve. Mais la belle est volage et il va se retrouver abandonné

La fracture que le 7 octobre peut induire dans un couple mixte, je la comprends ; son analyse m’aurait passionnée. Fracture réelle pour de nombreux juifs s’éloignant d’amis proches et de relations, de militants, et surtout de toute une gauche qui maintenant les rejette. Je pensais trouver cela dans le livre.

« On aurait voulu inventer ta vie, Théo, qu’on n’aurait pas osé, dit Léa. Tu auras passé la première moitié à
vouloir être juif et la deuxième à vouloir être arabe. – Et toi, à vouloir oublier que tu étais juive puis à t’en
vouloir d’avoir voulu l’oublier, dit-il du tac au tac. – Au moins, moi, je me débrouille avec ce que je suis.
Mais qui sait, un jour, tu seras peut-être toi-même… »

Mais non, plutôt une caricature. Je n’ai pas pu m’attacher à la personnalité de Théo réduite à son attraction vers les Juifs puis les Palestiniens. Il est dessiné en creux, amoureux de l’autre différente, puis retourne à son identité. J’aurais aimé voir vivre la famille de Léa, comprendre les réactions différentes au départ des deux soeurs Léa et Rose qui vivent un mariage symétrique et un divorce aussi prévisible. Cette symétrie me semble bien artificielle. Quant à la conversion de Noémie au catholicisme puis son retour au judaïsme, cela m’ a paru bien superficiel.

 

Art « Dégénéré » : le procès de l’Art moderne sous le nazisme – Musée Picasso

Exposition temporaire du 18 février au 25 mai 2025

Georg Grosz : Metropolis (1919-1917)

Le concept de dégénérescence : Entartrung correspond à une publication de Nordau en 1892, avec la publication de Kunst und Rasse en 1928, la dégénérescence fut intégrée à l’idéologie raciste.

Ernst Ludwig Kirchner : rue de Berlin avec auto

 

 

En 1937 fut inaugurée à Munich une exposition d’Art dégénéré, en parallèle à la Grosse Deutsche KunstAusstellung, art officiel du Reich. L’exposition du Musée Picasso présente les tableaux sur les murs qui rappellent cette exposition et où sont visionnées des scènes de rue de la visite de Hitler, des processions avec drapeaux nazis, un drakkar accompagné de jeunes filles, des cavaliers…

Fragments de sculptures trouvées dans une fouille pour le chantier du métro de Berlin

Le visiteur est accueilli par 4 très belles sculptures, 16 fragments de sculptures retrouvées dans une fouille archéologique avant la construction du métro de Berlin. Sculpture martyres détruites dans la purge nazie attribuées à Karel Niestrath, Emy Roeder, Marg Moll et Richard Harzman.

Paul Klee : légende des Marais

Kandinsky, Paul Klee, enseignants reconnus du Bauhaus, subirent cet ostracisme. 

Deux amies – Karl Hofer

Je découvre ici Karl Hofer, renvoyé de l’Académie des Beaux Arts en 1934 à cause des origines juives de sa femme Mathilde, assassinée à Auschwitz en 1942. 

Chagall le Rabbin La Prise

Sans surprise Chagall est « dégénéré » mais pas seulement , il est pris comme exemple dans la propagande antisémite, il illustre une nouvelle de Peretz ; le rabbin vend son âme à Satan pour une pincée de tabac. 

 

Otto Freundlich : Hommage aux peuples de couleur

A partir de 1924, Otto Freundlich vit en France mais il fait partie des 1935 du collectif des artistes allemandes antifascistes. Dans une vitrine on peut lire quelques lettres de sa correspondance avec Picasso. D’une famille juive convertie au protestantisme, il se réfugie dans les Pyrénées Orientales mais il est arrêté, conduit au camp de Gurs puis à Drancy et meurt à Sobibor .

Max Beckmann ; Cabine de bain

20 000 oeuvres furent retirées des musées allemands : Berckmann, Picasso, Kandinsky,  Nolde, Hofer .Goebbels développe une exploitation lucrative de cette purge en mettant aux enchères les œuvres les plus connues : Van Gogh, Matisse, Gauguin, Picasso etc…furent vendus comme La Famille Soler qui fut acquis par le Musée de Liège.

Picasso : La famille Soler

j’attendais Otto Dix, sans surprise à côté d’un masque à gaz, cette sortie d’usine: 

Otto Dix : Fin de la journée des ouvriers de la Métallurgie

 

 

Itinérances – Annette Wieviorka – Albin Michel

MASSE CRITIQUE DE BABELIO

J’ai coché cet ouvrage parce que j’ai beaucoup apprécié Anatomie de l’Affiche rouge, Seuil Libelle, pour sa rigueur et  sa clarté d’historienne. Mais ce « libelle » est un ouvrage très court, presque un tract (46 pages);

Itinérances est un gros pavé de près de 600 pages : somme de nombreux articles parus depuis une quarantaine d’années. Il  les regroupe selon  des  allers et retours de l’historienne en quête de documents et témoignages autour de la Shoah ou de rencontres avec d’autres écrivains, chercheurs, vivants ou disparus. 

« Tout dépend de ceux qui transmettront notre testament aux générations à venir, de ceux qui écriront l’histoire de cette époque. L’histoire est écrite, en général, par les vainqueurs. Tout ce que nous savons des peuples assassinés est ce que les assassins ont bien voulu en dire. Si nos assassins remportent la victoire, si ce sont eux qui écrivent l’histoire de cette guerre, notre anéantissement sera présenté come une des plus belles pages de l’histoire mondiale et les générations futures rendront hommage au courage de ces Croisés. »

Ce texte a été rédigé dans le ghetto de Varsovie. les archives du ghetto de Varsovie ont été retrouvées presque par miracle.

Pour raconter l’histoire de ces mondes disparus, les historiens ont étudié et réuni des archives. Dans ces lieux où sont conservées les archives, Annette Wiervioka a choisi de faire des étapes qui ancrent le récit d‘Itinérances 17 rue Geoffroy-l’Asnier, l’adresse du Mémorial de la Shoah et du CDJC (Centre de Documentation Juive Contemporaine), à New York , le YIVO, Institut pour la recherche de la civilisation juive de l’Est, où des cours de Yiddish sont également dispensés, le YIVO américain est l’héritier du centre de Wilno  créé dès les années 20. Impossible de passer à côté de Yad Vashem. Une étrange rivalité a opposé les soutiens à la création du Mémorial de Paris aux autorités israéliennes de Yad Vashem. Ne pas oublier le MAJH, à Paris,  de création plus récente. 

Itinérances comme un voyage de Paris à New York, Varsovie, Auschwitz, Drancy…Itinérances comme des rencontres avec des historiens, écrivains, ou simples témoins. Au hasard des pages, je croise Léon Poliakov, Saul Friedländer, Hannah Arendt,  Serge Klarsdfeld, Vidal-Naquet dont les noms me sont familiers, mais aussi de nombreux spécialistes dont les méthodes et les points de vue diffèrent. Ces rencontres sont passionnantes d’autant plus qu’on retrouve historiens ou héros à plusieurs reprises au cours de cette lecture au long cours.

Comment nommer le sujet d’étude? Solution finale si on s’intéresse aux modes d’extermination des nazis, Génocide si on se place comme Lemkin du point de vue du Droit, Shoah ou Holocauste, Hurbn  si on prend le parti des victimes.

Dans le chapitre Varsovie, le récit de lInsurrection du Ghetto et une rencontre très émouvante avec Emanuel Ringelblum « l’archiviste du Ghetto »…tant de rencontres que je ne peux lister ici! 

Ce volume est aussi une mine de titres, de lectures . Ma PAL va sérieusement s’allonger. Et pas seulement d’études scientifiques, aussi de romans et même de BD.

Comme j’étais effrayée par le gros volume et que chaque chapitre était un article indépendant publié dans une revue, je pensais le lire par petits bouts, un chapitre de temps en temps. J’ai été happée par cette lecture qui ne ressemblait pas à un page-turner à priori.