J’irai chercher Kafka : une enquête littéraire – Léa Veinstein

FEUILLES ALLEMANDES

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Un grand coup de cœur!

Certes, l’auteure est française, le livre écrit en français, mais Kafka est un grand littérateur de langue allemande, je pense que ce livre a sa place dans les Feuilles Allemandes!

Lu d’une traite, ou presque, à la sortie du film Franz K. d’Agnieszka Holland.  La figure de Kafka rôde, présence en filigrane, référence familière. Figure très floue parfois quand j’ai vu Les Deux Procureurs de Loznitsa qui m’a rappelé Le Procès avec ces couloirs, ces portes fermées, ces gardiens énigmatiques, mais attention les procès staliniens sont datés de 1937 alors que Franz Kafka est décédé  en 1924. Référence intemporelle. 

« Kafka est un mort-vivant : il était mort de son vivant, il vivra après sa mort.  » (p41)

 

J’irai chercher Kafka de Léa Veinstein est une enquête littéraire. L’écrivaine, qui a  consacré sa thèse à Kafka, part, en Israëlà la sortie du confinement, voir les manuscrits et enquêter sur les manuscrits de Kafka. 

Car, suivre ces morceaux de papier c’est se plonger dans un espace où le réel piège la fiction, la moque ; c’est se plonger dans un temps à la fois précis et éternellement retardé, divisé, un temps élastique comme celui des Mille et Une Nuits. Ces manuscrits vont connaître les autodafés nazis, se cacher dans une valise pour fuir Prague vers Tel-Aviv, être revendus à une bibliothèque en Allemagne, être scellés dans des coffres-forts en Suisse. Et comme pour défier les nuances, ils vont se retrouver au cœur d’un procès long de presque cinquante ans, un procès dont le verdict citera le Talmud et concédera que le tribunal est incapable de répondre à la seule question qu’il aura eu le mérite de poser : à qui appartient Kafka ? (p.21)

Ces manuscrits ne devrait pas exister : Max Brod a désobéi à l’ordre de Kafka de tout brûler après sa mort. Non seulement il  a collecté, réuni, lettes, notes, manuscrits de roman, mais il les a sauvés, a traversé l’Europe pour les emmener en Palestine loin des autodafés nazis. Et même arrivés à Tel Aviv, l’histoire ne s’arrête pas. C’est cette histoire que raconte le livre. 

pourquoi suis-je là, pourquoi suis-je persuadée de venir ici rencontrer Kafka alors qu’il n’a jamais que
posé son doigt sur la carte à l’endroit de ce pays qui n’existait pas encore au moment où il est mort

8 jours passés à Tel Aviv et Jérusalem, très chargés d’émotion que l’écrivaine nous fait partager. A travers des prétextes très triviaux, Kafka surgit quand on s’y attend le moins. Un choucas perché, mais c’est Kafka bien sûr!

Le nom de famille Kafka, écrit avec un -v-, signifie choucas en tchèque, et Franz a plusieurs fois signifié
qu’il prenait cette descendance très au sérieux. Dans les Conversations avec Gustave Janouch, on trouve
cet échange : – Je suis un oiseau tout à fait impossible, dit Kafka. Je suis un choucas – un « kavka ».

Un chauffeur de taxi rend un faux billet de Monopoly : méditation sur authenticité posée par Kafka

Et si Kafka continuait à me provoquer? Tu veux jouer? Au Monopoly maintenant? Alors jouons. (p.35)

Un rat pendu dans une exposition d’Annette Messager, encore une rencontre kafkaïenne!

Au cours du voyage Lé Veinstein fit référence  à Valérie Zenatti , écrivaine que j’aime beaucoup,  Nicole Krausse et son livre Forêt Obscure dont je note le titre, une poétesse israélienne Michal Govrin…

Le Procès des manuscrits de Kafka est l’objet du voyage, Léa Veinstein rencontre les avocats qui ont plaidé, l’un Eva Hoffe, l’héritière de Max Brod,  qui compte disposer des manuscrits comme elle le souhaite, les vendre aux enchères, y compris à un musée allemand. L’autre pour la Bibliothèque d’Israël, et derrière la Bibliothèque il y a l’Etat d’Israël  qui considère que Kafka lui appartient. 

En 2011, avant que le premier verdict ait été rendu, la philosophe américaine Judith Butler signait un
texte important dans la London Review of Books, intitulé « Who Owns Kafka ? »

Et cette controverse va très loin

l’idée est de rassembler tout le judaïsme en Israël, pas seulement les personnes physiques. Ils ont «
récupéré » des tableaux de Chagall à Paris, ou encore des fresques peintes par Bruno Schulz, rapportées
ici par des agents du Mossad. C’est un projet politique et symbolique. Or Kafka fait partie de cet
héritage. Il devait physiquement être amené ici.  (p.240)

Le Procès, tout à fait kafkaïen, Léa Veinstein l’écrit avec une majuscule, ou plutôt les procès puisque ils iront jusqu’à la Cour Suprême , vont durer jusqu’en 2018. Deux ans après le verdict, les documents sont à la Bibliothèque nationale à Jérusalem.

Et Kafka dans cette histoire? L’écrivaine est très nuancée là-dessus.  d’ailleurs la volonté de Kafka étaient que les manuscrits soient brûlés.

Nos cœurs déracinés – Marie Drucker

APRES LE 7 OCTOBRE

Paul Klee – légende des marais. pourquoi Klee? Exposition Art Dégénéré

J’ai écouté Marie Drucker sur FranceInter : « il y a des millions de manières de se sentir juif ou de ne pas se sentir particulièrement juif » et j’ai eu envie de lire Nos cœurs déracinés.

«Être juif, c’est se confronter à la vastitude des possibilités d’être. Cela peut être affaire de religion, de croyance, de foi, d’appartenance, de non-appartenance, de mysticisme, de culture. On n’est ni croyant ni pratiquant, mais à la question : vous êtes juif ? on se doit de répondre « oui » sans conditions. Car, plus que toute autre, notre identité est aussi faite de nos morts.»

Percutée par le 7 octobre, Marie Drucker explore ses racines, comme le suggère le titre des « coeurs déracinés »

« Exclusivement guidée par ma liberté que je crains à tout moment de perdre, je refuse d’être estampillée et réduite à cette seule part de mon identité.

Alors pourquoi m’attaquer à ce sujet hautement inflammable ?

Parce que aujourd’hui, c’est différent. Depuis le 7 octobre 2023, c’est différent. Je ressens le besoin impérieux d’explorer l’inexploré – je viens de ces familles où l’inconnu n’est pas l’avenir mais le passé, le saut dans le vide n’est pas demain mais hier. »

J’ai beaucoup aimé l’évocation de ses grands-parents qui

« avaient un amour immodéré pour la France, pour ses valeurs, et un attachement viscéral à la laïcité »

Venus d’Europe de l’Est, Pologne ou Roumanie. Attachement à la langue allemande, celle de Zweig. L’étoile jaune encadrée. Evocation de l’antisémitisme en Pologne qui a poussé à l’exil sa famille paternelle. Vie cachée pendant la guerre.

Drancy, le Dr Drucker, le grand père,  est médecin du camp « Abraham Drucker s’est bien comporté » selon Serge Klarsfeld. Installation du cabinet médical en Normandie.

« n’est-ce pas cette condition extraterritoriale, sans contrainte de frontières, qui a donné le meilleur du
judaïsme et tant apporté à l’Europe et au monde ? Puisque les Juifs ont, de tous temps ou presque, été
détachés de la question territoriale, la préoccupation majeure était alors la circulation des idées. Le vrai
territoire est celui de l’échange oral, qui fonderait notre identité malgré nous »

La suite est une réflexion sur l’identité juive, les rapports avec le sionisme : indifférence du côté paternel, ou adhésion au sionisme pour le côté maternel. Confiance dans l’Europe, rempart contre l’oubli. Maternité.

Et pour terminer ce crédo :

« je crois aux sciences humaines, à la littérature, au cinéma comme valeurs refuges et échappatoires. malheureusement c’est vers la télévision et les réseaux sociaux que nous nous tournons par paresse… »

Crédo désabusé de l’ancienne journaliste après le 11 septembre et le 7 octobre quand l’actualité est traitée par les chaines d’information continue 24 h/24  et les téléspectateurs voraces d’images, de son, de violence. Sans parler des réseaux sociaux.

J’ai aimé cette voix lucide qui parle de notre monde.

Judéobsession – Guillaume Erner

APRES LE 7 OCTOBRE

Chagall : le rabbin, la prise (exposition art dégénéré)

« Ce qui s’est passé, c’est qu’à un moment donné, tout le monde, ou presque, a été frappé de « judéobsession », mais pas la même que la mienne. Tout le monde ou presque s’est mis à parler des Juifs, sur les réseaux sociaux, dans les débats télévisés, sans compter les couvertures de magazines ou les unes des journaux qui leur ont été obligeamment consacrées. Alors, j’ai pris peur et j’ai décidé d’écrire. »

Depuis le 7 Octobre, je collectionne les ouvrages s’y rapportant de près ou de loin, et la liste s’allonge. Suis-je moi aussi atteinte de « judéobsession« ?

A la lecture du livre de Guillaume Erner, je me rends compte du sens double de cette expression « judéobsession ». La première concerne les Juifs, qui sont obsédés par les Juifs. Guillaume Erner se l’applique à lui-même, et se raconte. Ce qui donne une autobiographie savoureuse. Il se présente ainsi

 » 100 % ashkénazes, 100 % de gauche, 100 % dans la fripe, on dit schmates en yiddish »

Et quand il se définit « de gauche » c’est vraiment à gauche, et je rigole parce que j’en connais tant:

la réunion du Parti, c’était Yom au ProtocoleKippour sans le jeûne.

Plein d’humour, de sympathie….

La « judéobsession » ne frappe pas seulement les juifs, elle atteint aussi les goys, et là, elle rencontre les antisémites et c’est beaucoup moins drôle. Ceux qui voient des juifs partout, des complots. Guillaume Erner passe en revue les diverses versions de l’antisémitisme, du Moyen Age à nos jours, des expulsions des Juifs de France et d’Angleterre, au Protocole de Sion en passant par l’Affaire Dreyfus. 

Les versions les plus modernes de la Rumeur d’Orléans aux négationnistes ont pris un coup de jeune avec Dieudonné et les « humoristes » :

« Les pamphlétaires antisémites de jadis sont devenus rares ; ils ont été remplacés par des « humoristes »,
le premier d’entre eux s’appelle Dieudonné. »

« Édouard Drumont, l’antisémite notoire et auteur de La France juive, devait se réincarner, il ferait
probablement du stand-up. »

Dernier avatar de l’antisémitisme, l’antisionisme.

 » C’est parce que le mot « Juif » était trop
péjoratif qu’on a inventé l’Israélite ; maintenant, c’est parce que le mot « Juif » est trop présentable qu’on
parle des sionistes. »

Guillaume Erner analyse les nouvelles versions de l’antisémitisme, antisémitisme venant des musulmans, propalestiniens mais aussi de la gauche et même des verts comme Malm. Version sophistiquée : »normcore »

 Issu du milieu de la mode, il combine « normal » et « hardcore », décrivant un style
vestimentaire si banal qu’il en devient odieux.

Mais pourquoi diable les Juifs sont-ils donc devenus « normcore ?»

A la pointe de l’anticolonialisme, de l’antiracisme, pour certains « racisés », les sionistes seraient plus blancs que blancs, représentants ultimes du colonialisme. Moi qui croyais que les Juifs, minoritaires, seraient du côté des minorités…

Judéobsession est une sérieuse remise à jour de mes anciennes certitudes ébranlées depuis le 8 Octobre. Analyse poussée parfois un peu désordonnée, qui passe de la théorie à l’anecdote. Et tant mieux, parce qu’on ne s’ennuie pas ;  j’ai ri aux éclats dans le récit inénarrable de l’arrivée du camion des Loubavitch au milieu d’une manif des Gilets Jaunes.

Vif, bien écrit et intéressant.

Deux Filles Nues – LUZ – Albin Michel

CHALLENGE PRINTEMPS DES ARTISTES 2025

initié par Laboucheaoreille

ART DEGENERE

C’est à l’occasion de la visite de l’exposition Art Dégénéré au Musée Picasso ICI que j’ai découvert de roman graphique : un véritable chef d’œuvre!

Un podcast à signaler : les Midis de Culture « Deux filles Nues » de Luz ICI 

Deux Filles Nues est le nom d’un tableau peint en 1919 par Otto Mueller (1874-1930) qui a subi les tribulations des tableaux de l’Art dégénéré selon les critères nazis. Il est actuellement accroché à Cologne. 

C’est donc une histoire vraie.

La BD  commence avec le making-of du tableau qui s’élabore sous nos yeux : plus de blanc que de couleur sur les premières pages. Il faut l’intervention d’un ramasseur de champignons. Au premier tiers du livre, Otto Mueller meurt…mais le livre est loin d’être fini. Le sujet, c’est le tableau et non le peintre. Acquis par un collectionneur juif, il se retrouve avec d’autres sur les murs.

La vente aux enchères de l’Art Dégénéré

Là, il faut être très attentif , la BD est beaucoup plus sophistiquée qu’il n’y paraît au début. Tous les éléments du décor ont leur importance : les autres œuvres accrochées correspondent à de réels tableaux. Il y a même les titres à la fin, sauf que Luz nous a fait une sorte de blague : il a supprimé les numéros des pages. On sait qu’il y a un Emil Nolde p. 101, mais on ne sait pas où est la page 101 et ainsi de suite. Avec un peu d’efforts, on a une véritable exposition de la peinture allemande,  expressionnisme, die Brücke etc

Autre lecture : l’histoire de la montée du nazisme ne se trouve que très partiellement dans les bulles de texte. C’est dans la rue, par la fenêtre qu’on voit se dérouler manifestations, violences et déprédations.

Fond noir : la nuit, la rue est éclairée et les incendies de la Nuit de Cristal l’illuminent. Ces pages noires sont d’une grande force et d’une grande beauté.

Le même procédé se retrouve quand le tableau est exposé dans les expositions d’art dégénéré. Regardez bien par la fenêtre.

Les voyages en train sont aussi  très impressionnants. Comme l’invasion des cafards…

Ce n’est pas un livre d’une seule lecture. Il faut le feuilleter, y revenir, l’étudier.

Je vais avoir beaucoup de mal à m’en séparer et à le rendre à la médiathèque.

 

Toutes les vies de Théo – Azoulai Nathalie

APRES LE 7 OCTOBRE…

Giacometti et Rothko

Depuis le 7 octobre, je suis saisie de « Judéobsession » comme l’a écrit Guillaume Erner dont je suis justement en train de lire le livre. Ecoute  compulsive de podcasts sur l’antisémitisme, les Juifs, la Shoah. J’ai découvert Toutes les vies de Théo en même temps que L’Annonce d’Assouline sur Répliques : la Littérature face aux attaques du 7 octobre. En même temps que l’Annonce, j’ai téléchargé Toutes les vies de Théo. Autant le livre d‘Assouline m’a parlé, autant j’ai été agacée par celui d’Azoulai

Théo, à moitié allemand par sa mère, à moitié breton, rencontre Léa à une séance de tir sportif, en tombe amoureux et l’épouse. La mère de Théo pour vaincre sa culpabilité d’allemande vis à vis de la Shoah, est ravie de cette union avec une juive, une sorte de rédemption par son fils. Ils ont une fille Noémie. le 7 octobre va déchirer cette union.

« Elle dit que l’histoire l’avait prise par le col, qu’elle l’obligeait à retourner dans sa niche. »

Léa se sent renvoyée à son identité juive, solidaire d’Israël. Théo se sent exclu. Il rencontre une plasticienne libanaise, en tombe amoureux et épouse la cause palestinienne sans réserve. Mais la belle est volage et il va se retrouver abandonné

La fracture que le 7 octobre peut induire dans un couple mixte, je la comprends ; son analyse m’aurait passionnée. Fracture réelle pour de nombreux juifs s’éloignant d’amis proches et de relations, de militants, et surtout de toute une gauche qui maintenant les rejette. Je pensais trouver cela dans le livre.

« On aurait voulu inventer ta vie, Théo, qu’on n’aurait pas osé, dit Léa. Tu auras passé la première moitié à
vouloir être juif et la deuxième à vouloir être arabe. – Et toi, à vouloir oublier que tu étais juive puis à t’en
vouloir d’avoir voulu l’oublier, dit-il du tac au tac. – Au moins, moi, je me débrouille avec ce que je suis.
Mais qui sait, un jour, tu seras peut-être toi-même… »

Mais non, plutôt une caricature. Je n’ai pas pu m’attacher à la personnalité de Théo réduite à son attraction vers les Juifs puis les Palestiniens. Il est dessiné en creux, amoureux de l’autre différente, puis retourne à son identité. J’aurais aimé voir vivre la famille de Léa, comprendre les réactions différentes au départ des deux soeurs Léa et Rose qui vivent un mariage symétrique et un divorce aussi prévisible. Cette symétrie me semble bien artificielle. Quant à la conversion de Noémie au catholicisme puis son retour au judaïsme, cela m’ a paru bien superficiel.

 

Art « Dégénéré » : le procès de l’Art moderne sous le nazisme – Musée Picasso

Exposition temporaire du 18 février au 25 mai 2025

Georg Grosz : Metropolis (1919-1917)

Le concept de dégénérescence : Entartrung correspond à une publication de Nordau en 1892, avec la publication de Kunst und Rasse en 1928, la dégénérescence fut intégrée à l’idéologie raciste.

Ernst Ludwig Kirchner : rue de Berlin avec auto

 

 

En 1937 fut inaugurée à Munich une exposition d’Art dégénéré, en parallèle à la Grosse Deutsche KunstAusstellung, art officiel du Reich. L’exposition du Musée Picasso présente les tableaux sur les murs qui rappellent cette exposition et où sont visionnées des scènes de rue de la visite de Hitler, des processions avec drapeaux nazis, un drakkar accompagné de jeunes filles, des cavaliers…

Fragments de sculptures trouvées dans une fouille pour le chantier du métro de Berlin

Le visiteur est accueilli par 4 très belles sculptures, 16 fragments de sculptures retrouvées dans une fouille archéologique avant la construction du métro de Berlin. Sculpture martyres détruites dans la purge nazie attribuées à Karel Niestrath, Emy Roeder, Marg Moll et Richard Harzman.

Paul Klee : légende des Marais

Kandinsky, Paul Klee, enseignants reconnus du Bauhaus, subirent cet ostracisme. 

Deux amies – Karl Hofer

Je découvre ici Karl Hofer, renvoyé de l’Académie des Beaux Arts en 1934 à cause des origines juives de sa femme Mathilde, assassinée à Auschwitz en 1942. 

Chagall le Rabbin La Prise

Sans surprise Chagall est « dégénéré » mais pas seulement , il est pris comme exemple dans la propagande antisémite, il illustre une nouvelle de Peretz ; le rabbin vend son âme à Satan pour une pincée de tabac. 

 

Otto Freundlich : Hommage aux peuples de couleur

A partir de 1924, Otto Freundlich vit en France mais il fait partie des 1935 du collectif des artistes allemandes antifascistes. Dans une vitrine on peut lire quelques lettres de sa correspondance avec Picasso. D’une famille juive convertie au protestantisme, il se réfugie dans les Pyrénées Orientales mais il est arrêté, conduit au camp de Gurs puis à Drancy et meurt à Sobibor .

Max Beckmann ; Cabine de bain

20 000 oeuvres furent retirées des musées allemands : Berckmann, Picasso, Kandinsky,  Nolde, Hofer .Goebbels développe une exploitation lucrative de cette purge en mettant aux enchères les œuvres les plus connues : Van Gogh, Matisse, Gauguin, Picasso etc…furent vendus comme La Famille Soler qui fut acquis par le Musée de Liège.

Picasso : La famille Soler

j’attendais Otto Dix, sans surprise à côté d’un masque à gaz, cette sortie d’usine: 

Otto Dix : Fin de la journée des ouvriers de la Métallurgie

 

 

Itinérances – Annette Wieviorka – Albin Michel

MASSE CRITIQUE DE BABELIO

J’ai coché cet ouvrage parce que j’ai beaucoup apprécié Anatomie de l’Affiche rouge, Seuil Libelle, pour sa rigueur et  sa clarté d’historienne. Mais ce « libelle » est un ouvrage très court, presque un tract (46 pages);

Itinérances est un gros pavé de près de 600 pages : somme de nombreux articles parus depuis une quarantaine d’années. Il  les regroupe selon  des  allers et retours de l’historienne en quête de documents et témoignages autour de la Shoah ou de rencontres avec d’autres écrivains, chercheurs, vivants ou disparus. 

« Tout dépend de ceux qui transmettront notre testament aux générations à venir, de ceux qui écriront l’histoire de cette époque. L’histoire est écrite, en général, par les vainqueurs. Tout ce que nous savons des peuples assassinés est ce que les assassins ont bien voulu en dire. Si nos assassins remportent la victoire, si ce sont eux qui écrivent l’histoire de cette guerre, notre anéantissement sera présenté come une des plus belles pages de l’histoire mondiale et les générations futures rendront hommage au courage de ces Croisés. »

Ce texte a été rédigé dans le ghetto de Varsovie. les archives du ghetto de Varsovie ont été retrouvées presque par miracle.

Pour raconter l’histoire de ces mondes disparus, les historiens ont étudié et réuni des archives. Dans ces lieux où sont conservées les archives, Annette Wiervioka a choisi de faire des étapes qui ancrent le récit d‘Itinérances 17 rue Geoffroy-l’Asnier, l’adresse du Mémorial de la Shoah et du CDJC (Centre de Documentation Juive Contemporaine), à New York , le YIVO, Institut pour la recherche de la civilisation juive de l’Est, où des cours de Yiddish sont également dispensés, le YIVO américain est l’héritier du centre de Wilno  créé dès les années 20. Impossible de passer à côté de Yad Vashem. Une étrange rivalité a opposé les soutiens à la création du Mémorial de Paris aux autorités israéliennes de Yad Vashem. Ne pas oublier le MAJH, à Paris,  de création plus récente. 

Itinérances comme un voyage de Paris à New York, Varsovie, Auschwitz, Drancy…Itinérances comme des rencontres avec des historiens, écrivains, ou simples témoins. Au hasard des pages, je croise Léon Poliakov, Saul Friedländer, Hannah Arendt,  Serge Klarsdfeld, Vidal-Naquet dont les noms me sont familiers, mais aussi de nombreux spécialistes dont les méthodes et les points de vue diffèrent. Ces rencontres sont passionnantes d’autant plus qu’on retrouve historiens ou héros à plusieurs reprises au cours de cette lecture au long cours.

Comment nommer le sujet d’étude? Solution finale si on s’intéresse aux modes d’extermination des nazis, Génocide si on se place comme Lemkin du point de vue du Droit, Shoah ou Holocauste, Hurbn  si on prend le parti des victimes.

Dans le chapitre Varsovie, le récit de lInsurrection du Ghetto et une rencontre très émouvante avec Emanuel Ringelblum « l’archiviste du Ghetto »…tant de rencontres que je ne peux lister ici! 

Ce volume est aussi une mine de titres, de lectures . Ma PAL va sérieusement s’allonger. Et pas seulement d’études scientifiques, aussi de romans et même de BD.

Comme j’étais effrayée par le gros volume et que chaque chapitre était un article indépendant publié dans une revue, je pensais le lire par petits bouts, un chapitre de temps en temps. J’ai été happée par cette lecture qui ne ressemblait pas à un page-turner à priori.

La danse de Gengis Cohn – Romain Gary

Lire ou Relire Romain Gary? 

Delphine Horvilleur m’y a fortement incité à plusieurs reprises dans Il n’y a pas d’Ajar et à plusieurs reprises dans d’autres livres. 

Chien blanc a été adapté au cinéma, récemment, par la réalisatrice canadienne Anaïs Barbeau-Lavalette CLIC   Adapté également au théâtre par Les Anges au plafond dans une mise en scène étonnante, marionnettes, papiers pliés, ombres chinoises. Et bien sûr j’ai lu le livre CLIC

La lecture de La danse de Gengis Cohn est la suite logique de ma visite au Musée du Judaïsme avec l’exposition Dibbouk CLIC

 

Mon nom est Cohn, Gengis Cohn. Naturellement, Gengis est un pseudonyme : mon vrai prénom était Moïché, mais Gengis allait mieux avec mon genre de drôlerie. Je suis un comique juif et j’étais très connu jadis, dans les cabarets yiddish : d’abord au Schwarze Schickse de Berlin, ensuite au Motke Ganeff de Varsovie, et enfin à Auschwitz.

Gengis Cohn est un Dibbouk : son fantôme est « collé » à un vivant; Gengis Cohn ne hante pas une jeune fille, sa fiancée, comme le Dibbouk d’Anski. Gengis Cohn s’est attaché à un nazi : Schatz, celui-là même qui a donné l’ordre de faire feu pour l’exécuter avec un groupe de Juifs évadés du camp. Cette cohabitation dure depuis une vingtaine d’années ; pour le libérer il faudrait un exorcisme. 

Schatz sait qu’il est habité par un dibbuk. C’est un mauvais esprit, un démon qui vous saisit, qui s’installe
en vous, et se met à régner en maître. Pour le chasser, il faut des prières, il faut dix Juifs pieux,
vénérables, connus pour leur sainteté, qui jettent leur poids dans la balance et font fuir le démon

La Danse de Gengis Cohn est une farce tragique. Farce parce que le nazi possédé profère au moment où on l’attend le moins des paroles suggérées par Cohn 

Mazltov. Félicitations. Vous avez une mémoire. – Zu gesundt. – Tiens, vous parlez yiddish ? –
Couramment. – Berlitz ? – Non. Treblinka. Nous rions tous les deux. – Je me suis toujours demandé ce que
c’est, au juste, l’humour juif, dit-il. Qu’est-ce que vous croyez ?

On rit beaucoup : Romain Gary livre toute une collection de blagues juives qui surgissent dans le récit aux moments les plus inattendus. Schatz se livre à des démonstrations grotesques.

Humour juif, humour très grinçant rappelant les épisodes les plus graves.

Au début, l’action se déroule au commissariat où Schatz est confronté à un crime. Un roman policier? Crimes étranges, les victimes sont dénudées mais leur physionomie est heureuse « des mines paradisiaques« . Les victimes se multiplient, aucun motif valable.

Schatz : « C’est la première fois, dans mon expérience, dit-il solennellement, que quelqu’un se livre à un massacre collectif sans trace de motif, sans l’ombre d’une raison… En voilà assez. Il n’est pas question de laisser passer une telle hutzpé, sans réagir. »

Cohn : « Lorsque je l’entends affirmer que c’est la première fois dans son expérience que quelqu’un se livre en Allemagne à un massacre collectif sans l’ombre d’une raison, je me sens personnellement visé. Je me
manifeste. »

Tandis que l’enquête piétine, deux personnages, un Comte et  un Baron, font irruption au commissariat pour déclarer la disparition d’une femme qui a déserté le domicile conjugal avec son amant, le jardinier.

Le roman policier se déplace dans la forêt de Geist où les protagonistes enquêtent et retrouvent le jardinier et la femme Lily. L’enquête policière laisse place à une série de scènes « érotiques » ou humoristiques sur le lieu-même des exécutions. Scènes grotesques bourrées de références culturelles 

« les sanglots longs des violons de l’automne – automne 1943 pour être précis »

poésie, mais aussi peinture ou sculpture, psychanalyse …C’est amusant de chercher les sources.

la réalité est déformée par des mains impies, comme si quelque affreux Chagall s’était emparé d’elle. Un
khassid du ghetto de Vitebsk, assis sur les classeurs, et qui a la tête de Gengis Cohn, joue du violon,
cependant qu’une vache, tous pis dehors, vole au-dessus du portrait officiel du président Luebke.
D’affreux Soutine se tordent sur les murs, des nus du Juif Modigliani crachent leur obscénité dans les
yeux de nos vierges aux tresses innocentes. Freud se glisse dans la cave et va réduire en ordure nos
trésors artistiques. Des masques nègres grimaçants s’engouffrent à sa suite, en même temps qu’une
salière et une bicyclette, et se composent déjà en un tableau cubiste dégénéré. Ils reviennent…

« Nous voulons des cadavres propres C’était la plus grande commande culturelle du siècle. « 

me renvoient à Prévert (l’Avènement d’Hitler et à Paul Morand. les recherches sur mon téléphone mobile qui coupent la lecture sont assez jouissives. 

Je m’égare, survient le Messie (ou Jésus qui s’exile en Polynésie à la manière de Gauguin), et puis le Général de Gaulle.

Certaines pages loufoques me font rire aux éclats. L’accumulation de nonsenses me lasse un peu. Il faut une belle trouvaille pour me dérider. Tant mieux, il y en a.

Mais que symbolise donc Lily, la plus belle des femmes? Une nymphomane? la Joconde? la Culture? l’Humanité?  Je me perds dans les conjectures.

L’imagination de Romain Gary est sans frontière. Il ne s’interdit rien. Il ne se limite pas à l’Holocauste. Nous nous retrouvons en pleine Guerre du Vietnam. Les crimes ne s’arrêtent pas en 1945. L’histoire n’est pas finie. les victimes deviennent bourreaux. J’en sors essorée.

Le Lièvre aux yeux d’ambre – Edmund de Waal – ed. libres Champs

CHALLENGE MARCEL PROUST

Le Lièvre aux yeux d’ambre est un netsuke, une petite sculpture  japonaise qui était parfois portée à la ceinture du costume traditionnel japonais. Au temps du japonisme, quand le Japon s’ouvrit à l’Occident, estampes, soieries, laques,  éventails faisaient fureur chez les collectionneurs et les impressionnistes. Charles Ephrussi fit l’acquisition de 264 netsukes. Plus tard, il offrit la collection comme cadeau de mariage à ses cousins  Ephrussi de Vienne. 

Edmund de Waal retrace l’histoire de sa famille, les Ephrussi – famille de négociants et banquiers juifs originaires dOdessa qui essaimèrent à travers l’Europe. Son fil conducteur est la collection des netsukes. 

Le nom Ephrussi m’évoquait plutôt la villa Ephrussi au Cap Ferrat CLIC 

Cette saga s’étale sur 7 générations.  Le patriarche a fait fortune à Odessa avec l’exportation des blés ukrainiens. La banque Ephrussi installe des succursales à Vienne et à Paris, les cousins se retrouvent en Suisse ou en Slovaquie. Puis après la seconde guerre mondiale, ils sont dispersés en Amérique, au Mexique et même au Japon. Pendant deux ans Edmund de Waal nous fait partager son enquête. Je l’ai suivi bien volontiers et j’ai dévoré ce livre. 

La première partie : Paris 1871-1899.  Leon Ephrussi s’installa en 1871 Rue de Monceau, non loin des hôtels particuliers de Rothschild, Cernuschi, Camondo dans le quartier bâti dans les années 1860 par les frères Pereire. Charles, le troisième fils n’était pas destiné aux affaires. Il acquis une solide culture classique et était un fin connaisseur d’art. Il semble qu’il inspira Proust pour le personnage de Swann. Charles Ephrussi et Swann ont de nombreux points communs surtout du point de vue de l’art. Comme le héros de la Recherche, il est collectionneur, il a écrit une monographie sur Dürer (pas sur Vermeer), il est membre du Jockey reçu chez les grands du monde. Charles Ephrussi fut un mécène des peintres impressionnistes : il figure debout coiffé d’un haut de forme noir dans le Déjeuner des Canotiers, achète à Degas Le départ d’une course à Longchamp, à Monet des Pommier, les Glaçons, une vue de la Seine . Les asperges d’Elstir sont de Manet…Comme les impressionnistes, il est séduit par le japonisme et exposera même les laques qu’il collectionne. Propriétaire du journal La Gazette il fait paraître 64 reproductions de tableaux que Proust va citer dans La Recherche.. Même avant l’Affaire Dreyfus, La Banque Ephrussi est la cible de l’antisémitisme, la faillite d’une banque catholique liée à l’Eglise me rappelle plutôt Zola et l’Argent. Drumont distille son venin dans La France Juive. Quand se développe l’Affaire Dreyfus, certains peintres comme Degas et Renoir, pourtant aidés par Ephrussi manifestèrent une hostilité ouverte contre son « art juif ». Pour Charles, certaines portes se ferment. 

Deuxième partie : Vienne 1899-1938

Le Palais Ephrussi à l’angle du Ring et de la Schottengasse est encore plus impressionnant que la demeure parisienne. J’ai le plaisir d’imaginer Freud qui loge à 400 m de là. l’auteur évoque aussi les cafés viennois, institutions littéraires. Toute la littérature autrichienne se retrouve dans le livre Karl Kaus, Joseph Roth, Schnitzler, Wassermann. La communauté juive est nombreuse mais à la veille du XXème siècle l’antisémitisme est aussi répandu et utilisé politiquement. Viktor Ephrussicomme Charles à Paris n’était pas l’héritier direct de la Banque, il a préféré les études classiques et c’était un jeune érudit préférant collectionner livres rares et incunables. Mais au décès de son père, il se retrouve homme d’affaires. 

J’ai aussi aimé croiser au hasard des pages mon écrivain-voyageur préféré : Patrick Leigh Fermor qui séjourna dans la maison de campagne slovaque de Kövesces

Troisième partie : Vienne, Kövesces, Turnbridge Welles, Vienne 1938-1974

La suite de l’histoire est connue, avec pour point final l’Anschluss. Alors que la jeune génération s’est dispersée hors d’Autriche le banquier Viktor peine à abandonner le Palais Ephrussi et sa banque. En une journée, il perdent tout. Edmund de Waal raconte l’odieux saccage, la spoliation systématique des tableaux, livres précieux, meubles et porcelaines. par miracle, les netsukes seront sauvés.

Quatrième partie : Tokyo 1947-1991

Il fallait bien que les netsukes et le japonisme conduise  l’auteur à Tokyo!

Epilogue : Tokyo, Odessa, Londres 2001-2009

En plus de la visite d’Odessa, les références littéraires pointent : la famille Efrussi est citée dans les livres d‘Isaac Babel.

J’ai donc lu ce livre avec un plaisir décuplé par les lectures récentes de la Recherche du temps perdu, mais aussi des expositions impressionnistes cette année du 150 anniversaire de l’Impressionnisme couplée à Giverny et à Deauville à des expositions japonisantes. Les lettres allemandes ont été l’occasion de revenir à Joseph Roth, Zweig…

Malheureusement je n’ai pas trouvé les netsukes dans le deuxième étage du musée Guimet où se trouvent les collections japonaises.

Trame d’Enfance – Christa Wolf

FEUILLES ALLEMANDES

Christa Wolf (1929 -2011) est une écrivaine allemande et essayiste réputée de la DDR (Allemagne de l’Est) . Je connaissais son nom et j’ai lu avec grand intérêt ses préfaces et postfaces des livres d‘Anna Seghers.

Trame d’Enfance fut publié en allemand en 1976. 

Trame d’Enfance est un gros bouquin de 629 pages qui raconte l’enfance et la jeunesse de Nelly, écrivaine qui lui ressemble . C’est une fiction inspirée de sa vie. 

« Que faisons- nous de tout ce qui est gravé dans nos mémoires?

Ce n’est pas une question. C’est un appel, peut-être même un appel à l’aide. Ce pour quoi nous avons besoin d’aide en dit plus long sur nous que bien d’autres choses »

En juillet 1971, accompagnée de son mari, de sa fille et de son frère, l’écrivaine retourne pour deux jours dans sa ville natale L. maintenant G. en Pologne. Cette courte visite ravive la mémoire . Il est sans cesse question de mémoire. Nelly cherche dans la ville devenue polonaise ce qui reste du décor familier de son enfance. Elle fait ressurgir sa famille, son père épicier, sa mère Charlotte, personnalité assez rigide désireuse de donner une éducation exemplaire à ses enfants. Et autour, les tantes, oncles, grand-parents. Tout un monde s’anime au fil de leur visite. Au fil des rêves, souvent des cauchemars où se bousculent souvenirs de l’enfance puis de l’adolescence mais aussi témoignages dérangeants.

« Il fallait bien s’attendre à ce que ce travail d’écriture fit remonter en surface les choses les plus basses. vivre aujourd’hui sans se rendre complice du crime est sans doute au-dessus des forces d’un individu. les gens du XXème siècle, comme le dit un Italien célèbre, en veulent à eux-mêmes et aux autres d’avoir fait la preuve de leur capacité à vivre sous des dictatures. mais où commence le maudit devoir du scribe? »

L’histoire se déroule sur de longues années, depuis l’enfance de Nelly jusqu’à la jeunesse. Depuis 1933 jusqu’à l’exode de la famille devant les troupes soviétiques, et ensuite dans l’errance, la faim, le typhus et la tuberculose.

Les rencontres avec des survivants, les déstabilisent : un officier américain sûrement un juif allemand, un détenu d’un camp de concentration :

Comment le détenu de camp de concentration est-il venu vers votre feu? Quelqu’un avait dû l’inviter sûrement. […]Charlotte lui donna une de ses assiettes qu’elle gardait précieusement, celle qui était la moins ébréchée. Elle le servit en premier[…]il avait retiré sa toque ronde et rayée. Ses oreilles se détachaient de son crâne anguleux et rasé. Son nez formait un os puissant dans ce visage décharné. Il était impossible d’imaginer son véritable visage, surtout s’il fermait les yeux, ce qu’il faisait souvent vu son état d’épuisement.

[…]

On vous en a fait voir, hein. Mais si ce n’est pas un secret : vous étiez coupable de quoi?

Je suis communiste, dit l’ancien détenu de camp de concentration.

Ah bon dit la mère. Mais ce n’est quand même pas juste pour cela qu’on se retrouve en camp de concentration. 

Nelly fut étonnée de voir le visage de cet homme se transformer[…]il dit sans y mettre une intonation particulière : Où avez vous donc vécu.

Il semble que tout le livre que Nelly rédige près de 30 ans plus tard tente de répondre à cela.

Deux jours sur les lieux de l’enfance, trois ans pour rédiger le livre. Avec de longue réflexions sur la mémoire, sur le choix des mots, proximité des étymologies, des sons. Digressions pour éveiller des souvenirs, expliquer des partis-pris, des questions que le petite fille se pose alors…Il y a parfois des longueurs, des redites. Forcément.

La présence de Lenka, 16 ans en 1971, permet de donner plus de relief, de réexpliquer, de donner un autre éclairage. Celle de Lutz, le frère, d’évoquer des souvenirs enfouis. C’est un livre foisonnant qui fait appel aux détails du quotidien : la nourriture (ou son absence) joue un grand rôle. Peu ou pas de jugement de valeur : la plupart des personnages sont de braves gens sur lesquels la culpabilité s’impose, ou non.

Lu à la suite de la Septième Croix d’Anna Seghers, Trame d’enfance en est l’antithèse . Des gens ordinaires, s’accommodant plutôt bien du régime, fermant les yeux sur l’inacceptable, tant qu’ils ne sont pas concernés, ou si peu.