Fuori film de Mario Martone – L’Université de Rebibbia Goliarda Sapienza

UN FILM/UN LIVRE

Portrait de Goliarda Sapienza, l’autrice de L’Art de la Joie. Martone a choisi la période suivant sa sortie de Reb. ibbia, la prison de Rome où l’écrivaine fut incarcérée pour un vol de bijoux. Goliarda ( Valeria Golino)déclassée, a perdu son aura et ses relations mondaines , elle cherche n’importe quel travail pour assurer sa subsistance.  Rendez-vous avec Roberta, une ancienne codétenue (Matilda de Angelis) mystérieuse et fantasque, promenades dans Rome pour notre grand plaisir. Joyeuse sororité, amitié amoureuse et souvenirs de Rebibbia. A la sortie du film j’ai chroniqué « à chaud » .CLIC dans mon blog Toiles Nomades. Et j’ai téléchargé le livre en rentrant.

L’Université de Rebibbia 

Entre ces murs, sans en avoir conscience, on est en train d’essayer quelque chose de vraiment nouveau : la fusion de l’expérience et de l’utopie grâce à la rencontre entre les quelques vieux qui ont su comprendre leur propre vie et les jeunes qui aspirent à apprendre, la formation d’un cercle biologique qui rassemble passé et présent sans fracture, sans mort.

Antidote aux pleurnicheries de Sarkozy ! Un livre joyeux, d’une liberté folle. Récit du séjour à la prison des femmes de Rebibbia en 1980. Après le traumatisme de l’enfermement , l’écrivaine vit son incarcération comme une expérience enrichissante. Elle décrit les impressions, les sensations de son corps dans la cellule  d’isolement, la perception du dehors quand, à sa première promenade, elle voit le ciel, sent le soleil.

La surprise du peu de temps écoulé(il faudrait une étude de plusieurs années et des centaines de pages rien que pour étudier à fond le “temps carcéral”) me bloque, tout le corps en alerte. Le ciel est là, exactement du bleu d’avant, avec ses nuages élégamment distants les uns des autres, trompeurs : je ne dois pas les regarder,
ces formes, elles ne sont que le travestissement momentané des sirènes carcérales. Me bouchant les
oreilles à leur chant, au lieu de me jeter dans le mouvement – mes muscles piaffent exactement comme
ceux d’une jument – je m’avance lentement en regardant pour commencer où est assise la femme de tout à l’heure et quelle est son intention, la guerre ou la paix.

Apprivoiser le mode de vie en prison, rencontrer des femmes qu’elle n’aurait jamais croisées, mais toujours avec la finesse d’analyse et le regard de l’écrivaine. Des images surgissent, une femme en robe à motifs de marguerites devient une prairie fleurie, une gardienne sicilienne a un regard de lave…une Marilyn vieillie, une James Dean qui se la raconte….Des personnages très vivants et pittoresque peuplent le récit. Humour et bienveillance. Et toujours, la classe. Elle est une dame. Quand elle utilise le dialecte, on lui reproche gentiment : cela ne lui va pas!

L’impatience est une ennemie en prison comme sur les bateaux,

Je note avec quelle impatience, justement, la gardienne a rouvert la porte, et c’est comme un coup de
poing dans l’estomac pour moi : elle vit à moitié dehors à moitié dedans, et par conséquent l’impatience
qu’elle apporte avec elle du dehors nous blesse, nous qui avons déjà pris un rythme hors du temps.

Transférée dans les coursives des cellules collectives, elle doit s’imposer apprendre les codes et les coutumes. Elle se fera respecter, devra prouver qu’elle n’est pas une moucharde. Et gagnera l’affection de ses camarades de cellule. Intellectuelle, elle analyse les rapports de classe, les rapports de force. Bienveillante, elle apprécie la sororité, la solidarité de ces femmes, la chaleur humaine et fait de l’emprisonnement une expérience de liberté

Je me suis depuis si peu de temps échappée de l’immense colonie pénitentiaire qui sévit dehors, bagne
social découpé en sections rigides de professions, de classes, d’âges, que cette façon de pouvoir
brusquement être ensemble – citoyennes de tous milieux sociaux, cultures, nationalités – ne peut que m’
apparaître comme une liberté folle, insoupçonnée.

En 1980, juste après les années de plomb, les politiques sont nombreuses dans les prisons italiennes. Goliarda se revendique voleuse, prisonnière de droit commun mais elle est vite repérée par les politiques. Et encore sujet de critique :

Seul le prisonnier politique s’attarde à raconter la prison, mais la raison pour laquelle il y est allé est trop
honorable pour pouvoir donner la mesure de la véritable prison : celle des voleurs, des assassins, pour
parler clairement : des maudits. Le politique en sort renforcé dans son orgueil et son récit est faussé par
ce qu’il a d’épique

Analyse féministe aussi. Les prisonnières ne réagissent pas comme les hommes.

Le fait est, Goliarda, que nous les femmes nous supportons mieux le système carcéral. Évidemment, ça
nous est possible parce que nous avons un passé de coercition et ici, au fond, nous retrouvons une
situation qui n’est pas nouvelle pour nous
[…]
Mais je dis : est-ce que nous avons raison, nous les femmes, d’enterrer toutes les qualités que des siècles d’
esclavage ont développées en nous ?

Ne croyez surtout pas que ce texte soit ennuyeux. Je me suis vraiment amusée à le lire. Tant d’anecdotes sont drôles et si bien racontées. Je ne l’ai pas lâché. Aussi addictif qu’un thriller. Et une formidable leçon d’optimisme

De fait, quand on met le pied sur le rivage du “tout est perdu”, n’est-ce pas justement alors que surgit la
liberté absolue
Page

PS le livre qui aurait plutôt correspondu au film ne serait-il pas Les Certitudes du doute? 

 

Artémisia – Alexandra Lapierre

CHALLENGE LE PRINTEMPS DES ARTISTES 2025

initié par La Boucheaoreille 

BIOGRAPHIE

Judith et sa servante

A la sortie de l’Exposition Artémisia Héroïne de l’Art à Jacquemart André j’ai téléchargé cette biographie, j’ai découvert à l’ouverture du fichier qu’il s’agissait d’un pavé (660 p. en édition de poche) et qu’un cahier d’illustrations très complet était fourni -cela aurait été mieux sur papier. 

Gros livre, très dense qui s’ouvre comme une galerie de tableaux, une succession de scènes théâtrales très baroques, très spectaculaires avec les funérailles d’Orazio Gentileschi, le père, à Londres, l’exécution de Béatrice Cenci (souvenir de Stendhal) et les funérailles de Prudenzia, la mère d’Artémisia. Un peu grandiloquent, peut-être? Je pense aux Judith, Cléopâtres, ou Suzanne. Artémisia ne fait pas dans la légèreté!

De tout temps, l’art a servi de signe extérieur de richesse. Mais, entre les mains des mécènes du XVIIe siècle, les peintres et les sculpteurs sont devenus monnaie d’échange, instruments de propagande, armes de chantage. [… tel génie qu’a réussi à s’attacher l’un] ou l’autre des potentats. Bref, en cette année 1639, l’art est devenu la pierre angulaire du pouvoir ; et l’artiste, son outil. […] la possibilité de s’immiscer dans toutes les cabales d’une cour étrangère ? Rubens, Vélasquez – émissaires, ils l’ont été tous deux. Comme le fut Orazio Gentileschi.

Rome, à l’aube du XVIIème siècle concentre de nombreux artistes qui terminent les décors de Saint-Pierre, décorent les palais prestigieux des Borghèse, Le Caravage obtient la commande de Saint-Louis-des-Français, Le Cavalier d’Arpin, Saint-Jean-de Latran. L’émulation, la concurrence, la jalousie n’adoucissent pas les mœurs. Artémisia grandit dans l’atelier de son père Orazio Genteleschi, peintre reconnu. Elle va broyer les couleurs, tendre les toiles, et apprendre tous ses secrets. Et la lectrice découvre la « cuisine « des pigments et des teintes. Comment peindre à fresque en ne disposant que de sept heures pour accomplir le travail de la journée.. Et ce n’est pas l’aspect le moins intéressant de ce livre.

Épées, poisons, poignards. Amazones, pécheresses, séductrices, Marie-Madeleine, Galatée, Esther et
Bethsabée, toutes se débattent entre l’amour, la mort et la liberté. Toutes s’affranchissent. Toutes
triomphent.

Histoire de viols, Meetoo à Rome, Beatrice Cenci, parricide, violée par son père. Prudenzia, la mère d’Artemisia peut-être abusée par Cosimo Quorli.  Artemisia violée par Agostino Tassi, l’ami de son père, qui était chargé de lui apprendre la perspective et le dessin. Tassi bon peintre était un personnage peu recommandable. Il avait promis  le mariage à Artémisia alors qu’il était déjà marié. Orazio le traîne en justice. Procès retentissant que l’écrivaine étudie en détail.

Tu ne peux pas tout avoir, lui avait crié Orazio, tu ne peux pas avoir l’amour de ton époux et la perfection de ton art!…Non, tu ne peux pas tout avoir : le bonheur ici-bas et l’immortalité

Déshonorée par le viol, Artemisia doit se marier à un peintre florentin de peu d’envergure. Elle quitte Rome et son père pour Florence où elle remporte un grand succès. A la cour de Cosme II de  Médicis,  il règne une vie intellectuelle intense et raffinée. Artémisia, arrivée illettrée apprend la musique, la poésie, expose au Palais Pitti  décroche des commandes officielles. 

Minerve

Artemisia voyage, s’installe un  temps à Venise, puis à Naples métropole presque aussi peuplée que Paris,  sous la domination espagnole. La vie artistique y est aussi très violente. Les échafaudages des peintres étrangers s’effondraient, les couleurs de leurs fresques s’effaçaient . Trois artistes faisaient régner la terreur, à leur tête Juseppe de Ribera (dont j’ai vu l’exposition l’hiver dernier au Petit Palais ICI

Pendant ce temps, Orazio Gentileschi est à Londres. A ma grande surprise, je découvre que les peintres jouaient un rôle politique inédit : celui d’espion. Le peintre avait l’oreille des souverains quand ils peignaient leurs portraits. Ils apprenaient des secrets d’état en ce temps de Guerre des Trente ans. je croise Buckingham et Mazarin (souvenirs d’Alexandre Dumas) .  

Difficile d’énumérer tous les sujets abordés dans ce gros livre.

La relation père-fille, transmission mais aussi rivalité, occupe une bonne partie de l’histoire. Qui est le meilleur peintre, le père ou sa fille?

Les histoires d’amour d’Artémisia qui était de caractère passionné….

Roman historique ou livre d’Histoire? Dans le dernier quart du bouquin, Alexandra Lapierre fournit une abondante bibliographie. Surtout elle raconte ses cinq années de recherches pour aboutir à la rédaction du livre. Elle cite en Italien et même en latin les archives. Pour illustrer les rapports entre les artistes elle cite les libelles injurieux et va même jusqu’à établir une liste des insultes et gestes grossiers en cours au début du XVII ème siècle. Ambiance! Très instructif.

J’ai donc fait la connaissance d’une artiste exceptionnelle, mais aussi une plongée dans le monde artistique italien (mais pas que) de l’époque.

 

Coeur noir – Silvia Avallone

LE MOIS ITALIEN : LECTURE COMMUNE

Martha et Marie Magdeleine – Le Caravage

« Elle était une contradiction dans les termes, aussi bien pour la société que pour elle-même. Parce qu’elle était morte en dedans, mais quand même vivante. »

Comment écrire ce billet sans spoiler?

Le mystère qu’Emilia cache ne se dissipe qu’après plusieurs centaines de pages, il est nécessaire que le lecteur soit aussi pris dans ce mystère.

Emilia, la trentaine, revient dans un village de montagne perdu, accessible seulement par un chemin escarpé, déserté par ses habitants. Bruno, instituteur et le Basilio, peintre, deux solitaires, sont les deux seuls habitants de Sassaia, vivant en ermites sans télévision ni machine à laver. L’arrivée d’Emilia donne de la vie au village endormi dans le passé.

Au fil des pages, on en apprend un peu plus. L’autrice distille des indices et je suis scotchée, parfois je n’ose y croire, parfois je m’égare…

Nous irons à Ravenne et sa marina, à Bologne, à Milan. Emilia a un don pour le dessin, elle a fait des études d’histoire de l’art et de restauration d’œuvres d’art. Le mystère se tapit dans  le clair-obscur caravagesque

Elle alla voir une exposition sur Bosch aux Gallerie d’Italia et une autre sur Le Caravage – son peintre
préféré – au Palazzo Reale. Elle lui avait consacré des recherches, des devoirs, son mémoire. Aucun autre
artiste n’avait suscité chez elle une étincelle aussi forte, viscérale. Lui aussi, il savait ce qu’était le mal. Il
en avait fait l’expérience dans sa vie, dans sa chair, à la première personne et sans échappatoire :
comment aurait-il pu, sinon, le transfigurer dans cette obscurité si dense et effroyable. Traversée par
cette lumière aveuglante, divine. Comment aurait-il pu représenter un fruit aussi pourri, qui meurt
condamné de l’intérieur, et ne cesse de mourir…

J’avais beaucoup aimé d‘Acier, La vie parfaite et Marina Bellezza, Silvia Avallone ne m’a pas déçue.

 

 

Histoire de la Colonne infâme – Manzoni –

LIRE POUR L’ITALIE

Pour l’écriture de son chef d’œuvre, Les  Fiancés, Manzoni s’est livré à une préparation documentaire . L’Histoire de la Colonne Infâme devait figurer dans ce très gros bouquin, l’auteur a décidé d’en faire une œuvre à part entière. 

Claudialucia avait organisé une lecture commune des Fiancés de Manzoni ici

Milan, 1630. une épidémie de peste s’abat sur la ville. On cherche des coupables. Deux hommes ont été vus en train de recouvrir les murs de leur quartier d’un liquide jaunâtre qui aurait pour but de répandre le mal. On les arrête. Ils sont soumis à la torture et mis à mort en place publique; Sur l’emplacement de la maison détruite de l’un d’eux, afin que tous se souviennent, on érige une « colonne infâme »

C’est donc l’histoire du procès des « semeurs de peste ». C’est aussi un pamphlet condamnant la torture. C’est aussi un réquisitoire contre une justice qui ne cherche pas la vérité mais qui cherche à punir des coupables, à tout prix. Dans la préface, Eric Vuillard écrit :

« La Colonne infâme c’est J’accuse écrit par un Italien dans la première moitié du XIXème siècle »

Je pense à Zola,  à Voltaire… Mazoni n’est pas le premier à avoir étudié ce procès. Avant lui, Pietro Verri (1728-1797), économiste et philosophe avait dénoncé l’usage de la torture.

Pietro Verri s’était proposé, comme l’indique le titre même de son opuscule, de tirer de cette affaire un
argument contre la torture, en mettant en évidence que celle-ci avait pu extorquer l’aveu d’un crime
physiquement et moralement impossible. L’argument était probant, comme était noble et humaine la
thèse défendue.

Récemment, Sciascia a apporté un  regard contemporain dans l’Apostille qui est passionnante et surtout ne pas négliger. C’est la partie la plus percutante du livre parce qu’il nous renvoie à des préoccupations plus proches de nous. 

nous pouvons vérifier la justesse de la vision manzonienne en établissant une analogie entre les camps d’extermination nazis et les procès contre les propagateurs de la peste, leur supplice, leur mort. Lorsque l’historien Fausto Nicolini (que nous aurons plusieurs fois l’occasion de citer pour son livre La Peste et les Propagateurs de la peste [Peste e untori, 1937]) 

Ce livre assez court(185 pages) est dense. Le texte revient avec insistance sur toutes les étapes du Procès, les tortures mais aussi les espoirs des promesses d’impunité données aux accusés pour qu’ils dénoncent des « complices », toutes les failles juridiques (mais je ne suis pas juristes, j’ai donc eu du mal avec celles-ci).

Mais cela n’est pas nécessaire : car, même si toutes avaient été scrupuleusement remplies, il y avait dans ce
cas précis une circonstance qui rendait l’accusation radicalement et irrémédiablement nulle : le fait qu’elle
eût été conçue à la suite d’une promesse d’impunité. “À celui qui révèle des noms dans l’espoir de
l’impunité, que celle-ci soit accordée par la loi ou promise par le juge,

Il faut parfois s’accrocher pour saisir les nuances et les circonstances historiques : à Milan, le pouvoir était encore espagnol.

Une lecture un peu ardue mais tellement passionnante!

 

Le Choix – Viola Ardone

LITTERATURE ITALIENNE (SICILE)

Incipit :

Une fille, c’est comme une carafe : qui la casse la ramasse, dit toujours ma mère

La littérature italienne récente nous offre de belles figures de femmes s’affirmant dans un contexte patriarcal, aussi bien la saga de L’Amie Prodigieuse d’Elena Ferrante, que les romans de Silvia Avallone ou Francesca Melandri et  oublie….Sans parler du cinéma avec Il reste encore demain de Paola Cortellesi  et L’Immensità de Crialese….

Le Choix se déroule dans les années 60 à Martorana, village de Sicile. L’héroïne a à peine 12 ans, elle est bonne élève à l’école, aime chasser les grenouilles et les escargots avec son père, et ne se sent pas encore trop concernée par les règles qui enferment la vie des jeunes filles que tente le lui faire intégrer sa mère. L’affaire des filles c’est de trouver un mari. Oliva voudrait étudier pour être institutrice comme sa maîtresse Rosaria . 

« Mais la grammaire sert aussi à changer la vie des gens. Qu’est-ce que ça veut dire maîtresse? […]Que le féminin singulier dépend de nous et de toi aussi »

 Une femme au singulier n’existe pas. Si elle est à la maison, elle est avec ses enfants, si elle sort c’est pour aller à l’église, au marché ou aux enterrements, où il y a toujours d’autres femmes. Et s’il n’y a pas de femmes
pour la tenir à l’œil, il faut qu’elle soit accompagnée par un homme.

Quand arrive la puberté Oliva se conforme aux « règles » de vie des femmes, fini la chasse aux grenouilles, les camarades, surtout les garçons. Oliva a même un amoureux qui lui fait des sérénades devant chez elles, qui tente de l’entraîner dans la danse au bal. C’est un garçon riche qui possède la pâtisserie la plus huppée de la ville. Oliva dédaigne toutes ces faveurs et ne veut pas céder. Il l’enlève, la viole et c’est le déshonneur.

En Sicile, il y a un remède contre ce déshonneur : il suffit d’accepter le mariage avec le violeur et tout rentrera dans l’ordre. Voilà le choix. Réparer l’outrage par la soumission et le mariage ou porter plainte contre le violeur. 

Choix difficile….

Les règles du Mikado – Erri De Luca – Gallimard

LITTERATURE ITALIENNE

 

« Une des règles du Mikado consiste à oublier le tour précédent. C’est le contraire des échecs où les joueurs se
souviennent des combinaisons des parties. Le Mikado fait table rase. »

Chez Babélio, j’avais postulé pour la rencontre avec Erri De Luca à l’occasion de la parution de son livre. Depuis Montedidio, je suis les sorties de ses livres (à peu près un par an) . J’ai eu le grand plaisir d’écouter sa voix en podcast sur RadioFrance. J’aurai tant aimé le rencontrer « en vrai ». Mais je ne devais pas être la seule. 

L’œuvre d’Erri De Luca est diverse et réserve des surprises au lecteur qui découvre le livre sans avoir lu le 4ème de couverture ou de nombreuses critiques. Une constante :  le style, sobriété et épure. Densité pour ce court roman, 159 pages que j’ai lues d’une traite, d’un souffle.

« On dirait, oui, mais chaque position a un point d’équilibre. Maintenant je retire le noir qui se trouve sous les autres. — Comment as-tu fait ? — Les bâtonnets recouvraient le noir mais ne le touchaient pas. C’est comme démonter une montre. Une des règles du Mikado dit de retirer un bâtonnet sans respirer. Essaie. »

La vie avec le mikado comme métaphore, jeu solitaire, jeu d’adresse, de concentration, d’équilibre….

Engrenage de la vie, pour le héros de l’histoire, qui est horloger, adresse et patience.

D’autres jeux surgiront dans ce roman : échecs bien sûr, bridge ou poker, cartes, et le grand jeu comme l’aurait dit le regretté Le Carré. Mais j’en ai déjà trop dit ….Surtout ne pas spoiler!

S’il y a eu un metteur en scène au-dessus de nos têtes, il a joué aux marionnettes avec nous. Mais j’ai cessé
d’appeler destin ces événements. Tu as raison de désigner nos activités par le nom de Mikado.

 

 

Fille de Cendre – Ilaria Tuti

LITTERATURE ITALIENNE

Merci à Babélio et à la Masse Critique pour cet envoi que j’ai dévoré.  Mauvais genre? plutôt genre polar addictif qu’on ne lâche pas.  Après, difficile de rédiger une chronique qui ne divulgâche pas….

Comme Sur le toit de l’enfer  l’histoire se déroule dans le Frioul et j’ai le plaisir de retrouver la Commissaire Teresa Battaglia et son assistant Massimo Marini. Policière tout à fait atypique, profileuse, empathique, s’intéressant à la psychologie du tueur en série. Combattive, dans un monde d’hommes avec un supérieur macho, et un mari abusif, elle a gagné ses galons de commissaire de haute lutte. La commissaire livre un autre combat, perdu d’avance, contre la maladie d’Alzheimer qui progresse…

Trois histoires, à trois époques s’entrelacent dans le livre : une enquête « aujourd’hui » le début de l’intrigue «  27 ans plus tôt » et un récit « Au IVème siècle »  du temps de l’Empire romain, quand coexistaient le culte d’Isis, les débuts du Christianisme, et un curieux christianisme égyptien, cultes barbares aussi avec des guerriers Sarmates et leur chamane. J’ai eu l’occasion de découvrir le site d’Aquilée avec des mosaïques mystérieuses.

Un polar que je vous recommande!

 

 

Perspective(s) – Laurent Binet

RENTREE LLITTERAIRE 2023

Quelle plaisir, cette aventure dans Florence, 1557  en compagnie des plus grands. Roman épistolaire où les plus grands correspondent : Cosimo de Medicis le Duc régnant (1537-1569), Catherine de Médicis reine de France et Piero  Strozzi, maréchal de France…pour les politiques mais surtout, Michel-Ange Buenarroti fort occupé à peindre la Chapelle Sixtine mais sollicité, Benvenuto Cellini dont on connaît le Persée, Giorgio Vasari, moins connus, Bronzino , Allori et Bacchiacca (Francesco d’Ubertino). A tous ces artistes illustres s’ajouteront un page, le chef de police du Bargello, un broyeur de couleurs…et d’autres comparses, y compris des religieuses assez retorses…

Enigme policière : Jacopo da  Pontormo est retrouvé assassiné au pied des fresques de la chapelle qu’il décorait depuis de nombreuses années dans un secret jaloux. Vasari, dépêché par le Duc et chargé de l’enquête découvre une anomalie, le mur a été repeint. Seul un artiste de talent a pu commettre le meurtre. Florence regorge d’artistes!

A ce meurtre, se mêle une affaire gênante pour les Médicis : Pontormo a peint un portrait de Maria de Medicis, fille du duc, dans une position compromettante. Il s’agit de faire disparaître le tableau.

Les deux affaires s’entremêlent, l’affaire du tableau semble prendre beaucoup plus d’importance que la découverte de l’assassin du vieux peintre.

Et pour compliquer le tout deux religieuses fanatiques, partisanes de Savonarole, mais se piquant de peinture sont mêlées à l’affaire du tableau.

Une révolte des petites mains de la peinture, broyeurs de couleurs, préparateurs des fresques, etc… s’organise. Exclus des corporations, ils tiennent des réunions secrètes….

La lectrice s’y perd un peu, mais s’amuse beaucoup en faisant de nombreuses incursions avec le smartphone dans les tableaux et fresques maniéristes. Quel plaisir de découvrir les œuvres dont il est question dans le livre.

Les péripéties autour du tableau sont rocambolesques, caché dans le cadre du lit de Cosimo, suspendu à une corde pour franchir le poste de garde de la Seigneurie, transporté dans l’inondation de l’Arno…c’est un vrai roman d’aventure.

Et voici que Vasari, pris dans une embuscade qui a mal tourné est forcé de se défendre avec une arbalète et qu’en tendant le carreau, il découvre (re-découvre) …la Perspective (?) et assène à son correspondant – Michel-Ange) toute une leçon d’histoire de l’art, de Masaccio à Uccello en passant par Brunelleschi. Echappant de peu à la mort, menacé par un Scaroncolo (oh Lorenzaccio!), il trouve le temps de faire de la théorie. Jouissif!

« C’est en vain que tu tends ton arc si tu ne sais pas où diriger ta flèche » – et moi je savais à cet instant! je déclenchais mon tir, et le carreau d’arbalète, suivant une trajectoire parfaite que mon esprit avait calculé et qu’une main invisible avait tracée dans l’air vint se ficher exactement entre ces deux yeux. Il bascula en arrière, le coup de feu se perdit dans le vide, et j’eus l’impression que la détonation me réveillait d’un long rêve d’une seconde.

Mais je n’avais pas rêvé. je m’étais souvenu de la perspective. Et voilà de quoi je veux m’entretenir, Messire Michel-Ange, mon cher maître. Dans notre soif de trouver une nouvelle manière de peindre pour surmonter, ou plutôt pour contourner la perfection atteinte nos pères et la vôtre, celle de Raphaël et celle de Léonard…..

Je ne veux quand même pas divulgâcher…et vous laisser le plaisir de vous perdre dans ces aventures et d’apprendre tout sur la peinture maniériste!

les blogueuses et blogueurs ont été nombreuses (x) à donner leur avis : Claudialucia,

Nathalie, 

eimelle

et j’en oublie sûrement que j’invite à se faire connaître….

La Malnata Beatrice Salvioni – Albin Michel

LITTERATURE ITALIENNE

Monza, 1935, le corps d’un jeune fasciste est retrouvé noyé dans le Lambro.

Francesca, 13 ans, raconte l’histoire son amitié passionnée pour la Malnata, celle qu’on ne doit ni fréquenter, ni même nommer, celle qui porte malheur. Francesca est la fille unique du patron d’une usine textile, éducation bourgeoise, conformiste, catholique, fasciste et hypocrite. Dès la fin de l’école primaire, elle est fascinée par La Malnata, Maddalena, farouche, violente, fille d’une famille nombreuse pauvre. Maddalena n’a peur de rien, elle joue avec les garçons de son âge sur les bords de la rivière, pêche, chasse les lézards. Rien ne lui fait peur. Pour se faire admette Francesca devra subir des épreuves initiatiques. On pense aux deux filles de l’Amie prodigieuse quoique le roman n’a pas la même ampleur

 

Toutes les autorités habillées de pied en cap se tenaient au garde-à-vous devant le casque renversé où les dames jetaient leur alliance, à côté des noms des morts de cette guerre où avait combattu le frère de maman et qu’ils appelaient « la Grande Guerre ».

[…]
Tout le monde s’en fiche du sang versé par ceux qui sont morts. La vieille guerre, ils l’ont déjà oubliée, ou ils ne
s’en souviennent que quand ça les arrange. Maintenant, ils parlent de la nouvelle, tu ne le vois pas ?

 

Roman historique : l’ambiance de Monza, à la veille de la guerre d’Ethiopie est racontée avec beaucoup de soin. Rites fascistes, compromissions, menaces pour ceux qui s’opposent. La Malnata sera renvoyée du collège pour avoir mal parlé (en latin) du Duce. Sanctions de la GrandeBretagne et de la France à l’invasion de l’Ethiopie.

 » A cause de la Grande-Bretagne et de la France, qui pendant ce temps jouissaient de leur place au soleil et
colonisaient à loisir tous les pays d’Afrique, on ne trouvait même plus de thé et ma mère en était réduite à boire du karkadè – du thé d’hibiscus. »

Roman d’apprentissage. Au début, Francesca et Maddalena sont des petites filles qui jouent avec les garçons. Puis viennent les premières règles, les premières « affaires de femmes » elles découvrent la place assignée aux jeunes filles. Et celle des hommes qui doivent aller à la guerre.

« C’était peut-être cela, être grande et être une femme : ce n’était pas le sang qui vous vient une fois par mois, ce n’étaient pas les commentaires des hommes ou les beaux vêtements. C’était rencontrer les yeux d’un homme qui vous disait : « Tu es à moi », et lui répondre : « Je ne suis à personne. » »

 

Je me suis laissé emporter par l’histoire et j’ai dévoré ce roman.

 

Madre piccola – Ubah Cristina Ali Farah – Zulma

LE MOIS ITALIEN D’EIMELLE

Mon « Voyage en Italie » 2023, m’a entraînée beaucoup plus loin que je ne l’imaginais :  en Erythrée avec Lucarelli et en Somalie avec Madre piccola. La colonisation italienne fait encore parler d’elle aujourd’hui, des décennies plus tard, surtout quand la guerre pousse encore jusqu’à ses rivages des réfugiés venant de la Corne de l’Afrique. 

Madre piccola a été rédigé en italien. L’auteure, Ubah Cristina Ali Farah, est italo-somalienne comme Domenica, l’une des héroïnes du roman. L’histoire se déroule en partie à Rome, en partie à Mogadiscio mais aussi aux Pays Bas, aux Etats Unis, à Londres, même en Finlande où la diaspora somalienne a trouvé asile. 

« Les voix de la diaspora ont lentement envahi mes sens, en chœur, s’entremêlant et se mélangeant de façon
parfois vertigineuse, mais stable. »

[…]
« Madre piccola naît donc d’une urgence et, encore une fois, d’une interrogation : comment une femme ou un
homme peuvent-ils de nouveau s’enraciner, retrouver leur centre de gravité dans un monde où ils ont perdu tout repère ? »

C’est un roman à plusieurs voix : celle de Domenica de mère italienne et de père somali qui se fait appeler Ahado, de son  nom somalien et qui recherche son  identité à la veille de donner naissance à son enfant. Barni, sa cousine, sage-femme, retrouve Domenica après une longue séparation. Taguere est le père de l’enfant, éloigné il raconte sa version de l’histoire en un monologue assez incohérent. 

C’est le roman des exilés après une cruelle et interminable guerre civile que je ne suis pas arrivée à situer dans le temps. Selon Wikipedia les troubles auraient commencé en 1978 et la guerre civile aurait éclaté en 1991. C’est à cette dernière date que les principaux protagonistes de l’histoire se sont exilés. C’est aussi le roman de la solidarité qui permet aux réfugiés de chaque fois trouver une solution à une situation inextricable.

« J’avais pris la solidarité pour un fait culturel qui nous était propre. Mais quelle culture refuse la solidarité ? »

Offrir un toit, garder un enfant, prêter son passeport. Partager des fêtes…

Fraternité ou plutôt sororité, c’est souvent le point de vue des femmes qui est envisagé dans une civilisation patriarcale :

« Un chapitre pénible. Il est tellement difficile pour les hommes de chez nous de trouver leur place. De se
redéfinir. De s’adapter. De s’accepter. De s’humilier. Parce que vous voyez, nous les femmes, au fond, on a des points de repère immuables : la maison, le quotidien, la maternité, l’intimité des relations humaines, c’est ça qui nous empêche de sombrer. »

Roman d’amour aussi, et de filiations avec des liens si distendus qu’ils paraissent irréels.

J’ai été happée par ce livre, agacée parfois par les incohérences des comportements masculins, bluffée par le courage des femmes.