De retour des Balkans, je rêvais d’Istanbul, Byzance, Constantinople, Tsarigrad…Il était temps d’ouvrir le Livre noir qui attendait son tour sous la pile, acheté à la suite de la lecture de Mon Nom est Rouge qui m’avait enthousiasmée.
Je ne suis pas entrée d’emblée dans ce gros livre (716p). L’intrigue m’a d’abord paru mince : Rouya, femme au foyer, disparaît du domicile conjugal, son mari Galip, avocat un peu terne, la cherche dans la ville, chez son premier mari, ses amies d’enfance…Cette quête est le prétexte de déambulations dans Istanbul – ce que je cherchais.
Là où la lecture se complique, c’est que des chroniques d’un journaliste célèbre, Djelâl, le cousin de Galip et le demi-frère de Rouya, interrompent le cours logique du livre. On ne sait plus qui est le narrateur, Galip ou Djelâl ? Ces chroniques sont parfois fort anciennes. Spirituelles, elles racontent Istanbul avec originalité. Je me laisse porter par ces nouvelles qui évoquent les Mille et Unes Nuits. Elles enchaînent de courts épisodes triviaux comme la description d’une épicerie de quartier, ou le puits d’aération d’un vieil immeuble, avec des digressions fantastiques : le jour où les eaux du Bosphore se retireront….et des critiques politiques. On oublie Galip et Rouya, on se passionne pour un prince ottoman. Le plus étrange est que Djelâl a, lui-aussi, disparu et que sa recherche mobilise plus le mari délaissé que celle de sa femme.
Au bout de 200 pages, je suis emportée, après 400, conquise.
Dans la deuxième partie, Galip enfermé dans l’appartement de Djelâl, cherche des indices dans les chroniques. Et les mots « indices », « signes » et « mystères» font des apparitions plus que récurrentes dans le texte. Il s’agit de déchiffrer des signes, dans les textes mais aussi dans les photos que le journaliste a collectionnées. Des Mille et Unes Nuits, le lecteur se trouve propulsé dans les textes fondateurs et dans le Mesnevi du poète mystique Mevlâna :
« Tout comme les Mille et Unes Nuits, le Menesvi est une composition étrange et désordonnée, où une deuxième histoire commence alors que la première n’est pas terminée, où l’on passe à la troisième avant la fin de la deuxième….tout comme on se lasse d’une personnalité pour en choisir une autre… »
« l’important n‘est pas de créer mais de pouvoir dire quelque chose d’entièrement nouveau à partir de chef d’œuvres merveilleux créés au cours des siècles… »
La structure du livre s’explique. La promenade dans Istanbul traverse les siècles. Et prend tout son relief ! Ce n’est pas la ville touristique, ni celle des romans historiques. Mais toute une accumulation, une stratigraphie dans les sédiments qui se sont accumulés, les tunnels secrets. C’est aussi un imbroglio de secrets, conspirations, et même de sectes comme ce Houroufisme, de Fazllalah d’Esterabad(1339), prophète, faux Messie, dans le chapitre « Les secrets des lettres et la disparition du secret » où les adeptes de cette secte et peut être Djelâl, lisent des lettres sur les visages pour y découvrir des signes. En 1928, la Turquie adopta l’alphabet latin mais la lecture des lettres sur les photos ne s’interrompt pas pour autant. Plaisir des jeux de lettres poussé à l’extrême : Djelâl était aussi auteur de mots croisés pour son journal. Ce livre-fleuve déborde aussi sur d’autres thèmes « être soi-même » est une recherche constante des personnages. Galip devient Djelâl. Et si « être soi-même c’était raconter des histoires ? On revient au plaisir de l’écriture.
«… Car rien ne saurait être aussi surprenant que la vie. Sauf l’écriture, oui bien sûr, sauf l’écriture qui est l’unique consolation. »