CARNET DU CAP VERT 2002
Nous avions prévu de monter au cratère mais les nuages cachent les sommets. La « petite mousson » se prépare. Drôle de mousson qui ne donne qu’un fin crachin pendant quelques minutes. Juste suffisante pour humidifier l’air, pas assez pour laver la poussière. Rien à voir avec celle d’Asie !
L’aluguer nous emmène à Ribeira Grande. Le chauffeur prétend qu’on ne trouvera rien pour Xoxo et fait le taxi privé pour 700$ (c’est archi-faux, on verra des aluguers toute la journée).
Nous descendons au pied de l’aiguille volcanique fine et verticale comme une tour : est-ce elle qui donne le nom à la ribeira ? Nous sommes venues ici avec Gabriel mais j’avais bien envie de me promener dans cette vallée exceptionnellement arrosée : le chemin est même inondé.
Miracle de l’eau dans ces îles arides. Dans les flaques, des gyrins tournoient à grande vitesse, auto-tamponneuses brillantes aquatiques qui filent. De grosses libellules rouges volettent. Dans les nombreuses citernes cimentées s’ébattent des grenouilles bruyamment. Le chemin pavé monte jusqu’à un hameau perché puis continue dans les bananeraies jusqu’à un autre, sans fin. Au fur à mesure qu’on monte, les bananes laissent la place à la canne. Sur les petites terrasses, on a planté du manioc avec les cannes. Puis apparaissent les haricots-congos qui forment ici de très gros arbustes presque des arbres. Le manguier donne une belle ombre pour se reposer.
Rencontre sympathique : un jeune homme m’adresse la parole en français : » je m’appelle Pierre, Pedro, et vous ?« . Son compagnon, sourd muet, me tend une mangue toute astiquée que je refuse. J’ai laissé le porte monnaie à Dominique. Pedro a envie de me raconter sa vie : sa mère demeure en haut dans un village, invisible dans la montagne. Son père est décédé trois mois auparavant. Il monte couper la canne et entretenir les culture de sa mère : « mon patron m’a donné des petits jours pour aider ma mère« . Il fait à pied les 19 km qui séparent Cova où il vit avec ses cinq enfants. Je lui aurais donné 20 ans. Je lui souhaite bon courage. On se serre la main. Il est tout content d’avoir bavardé en chemin. J’emporte avec moi son histoire triste et émouvante.
Nous repassons devant la piscine. Des grenouilles qui flottent le ventre en l’air, crevées. Cela me paraît bizarre. En regardant mieux, je découvre qu’elles sont accouplées. Le mâle beaucoup plus petit est cramponné sur le dos de la femelle énorme et gonflée sous le poids du mâle. Ils chavirent tous les deux. Je ramasse un caillou et leur jette. Ils esquissent des mouvements de brasse maladroite sur le côté. Ils sont donc bien vivants. Mais une nuée de têtards attaque un cadavre déjà à moitié décomposé. L’accouplement les épuise-t-il au point de les faire mourir ? Dans le ruisseau les pontes forment de minces rubans d’œufs alignés en guirlandes.
Nous nous installons sur un mur cimenté à l’ombre, je peins les sommets pointus au loin, les villages perchés, les terrasses, au premier plan, les grosses feuilles des bananiers et des ignames. En face, une cascade, de temps en temps on libère un bouchon de terre dans une levada, l’eau ruisselle sur une terrasse. Des fougères délicates poussent sur les murs. Dominique descend un peu plus bas devant une jolie trapiche entre de gros rochers. Exceptionnellement, cela sent bon la mélasse. Je suis déçue par la peinture et m’applique au dessin.
Arrêt dans les bananiers au bord d’un ruisselet puis pique-nique en haut d’une murette sous un arbre à pain. Il fait bon.
Le retour est un peu long le long de la route au fond du lit de la rivière crevée de carrières de graviers. Les pick-up et les Hiace soulèvent de la poussière. Nous rencontrons un vieil homme portant une sorte de corde tressée. Nous avions remarqué au marché de telles cordes suspendues avec les saucissons. Je lui demande ce que c’est : du tabac.
Tout à coup, nous entendons parler français, une Capverdienne d’Aulnay sous bois et ses deux filles nous rejoignent. La mère est très bavarde, fière de son village et de son île. Les deux adolescentes ressemblent à nos pires élèves : déplaisantes, râleuses. Le chemin est trop long ; visiblement elles n’apprécient pas la promenade à pied.
Après la douche, lessive à la Capverdienne : dans des bassines avec la planche de bois et le savon bleu. L’eau sale est récupérée dans une autre bassine. On n’a pas le droit de la jeter. Sert-elle pour d’autres usages ? En tout cas, nuitamment et illégalement, elle est balancée dans la rue.

Nous nous reposons, allongées sur le lit. Dominique se lève brusquement et fonce à la fenêtre. Il manque une de ses vieilles Addidas Nastase, introuvables ! Crevées, grisâtres et puantes (garées sur le rebord de la fenêtre pour éviter d’être asphyxiées). Qui a pu voler une seule chaussure ? Et surtout celle là ! Je file à la cuisine exposer le problème à Fatima. Signe de croix, elle sort illico et raconte à qui veut l’entendre l’histoire de la godasse disparue.
Tout le monde est sur le pas de la porte, Fatima, ses bonnes, les jeunes qui réparent une mobilette, les menuisiers qui travaillent de l’autre côté de la rue… Fatima hèle les enfants qui traînent. Nous regardons sous le camping-car poussiéreux et rouillé qui est le domaine réservé d’une chatte noire maigre et hargneuse. Pas de chaussure. Dominique exhibe la deuxième tennis, minable.
C’est une blague, tout le monde en convient. Les enfants cherchent. Dominique en envoie un grimper sur le toit du mobilhome. Puis, idée géniale : nous offrons une récompense à qui la rapportera.
C’est un jeune menuisier qui a l’idée de regarder sous l’essieu du camper. Je sors un paquet de chewing gum qu’il partage avec les enfants. Maigre récompense, nous nous ravisons et lui offrons un fanta au bar.
Happy end. Nous en rigolons rétrospectivement des heures après, regrettant de ne pas avoir pris la photo de la vieille godasse, du vieux camping car et de tout le quartier sur le pied de guerre.