
casone des pêcheurs d’anguille
Promenade matinale sur la digue
La route sur l’Argine Agosta, entre Valle de Comacchio et canal, est très fréquentée ce samedi matin. Les pêcheurs sont alignés, sans doute pour un concours.

Le bateau de 11h est déjà complet. Je réserve pour 15h et nous allons faire un tour sur la digue le long de la saline qui paraît à l’abandon peuplée de nombreux flamands roses. Ces derniers vivent en eau salée ou saumâtre. Les adultes ont le dessous des ailes bien rose, les juvéniles sont moins colorés. En face de l’autre côté de l’eau se détachent les silhouettes des clochers de Comacchio. Un panneau raconte l’histoire de la ville qui passa sous la domination de Ferrare en 1325 puis sous l’autorité du Pape avec le Dévolution en 1598 jusqu’à l’unité italienne en 1858. C’est une belle promenade matinale à pas vifs sous un beau soleil. Je rencontre de nombreux cyclistes. La bicyclette est le mode de déplacement le plus adapté au Delta. Les distances sont trop grandes pour le parcourir à pied. Il n’y a pas de dénivelée. Le vélo passe partout. On peut en louer au musée des Marinati, notre agriturismo Pozzo& Prato en prête.
Manufattura dei Marinati
Les marinati ne sont pas des mariniers comme je l’avais pensé d’abord. Ce sont des marinades. La manufacture, une conserverie d’anguilles, a été transformée en musée. Elle a encore une activité en saison. La rue est bordée de longues arcades jusqu’à l’église des Capucins qui cachent l’entrée de l’usine. Une série de cheminées de brique dépasse du toit, sur le flyer la photo est spectaculaire, nous n’arrivons pas à l’imiter.
La première pièce a une baie vitrée qui donne sur un canal, on a installé une vitrée bleue où sont présentés les barques marota ou marutini : embarcations complètement fermées, fines et plates destinées au transport des anguilles vivantes. Le bois est fendu de nombreuses entailles horizontales si bien que l’eau baigne le chargement. Les anguilles arrivent vivantes à destination parfois très lion jusqu’à Naples. Les pêcheurs se déplaçaient dans des barques pointues et rapides.
Dans la salle suivante tout un mur est occupé par les cheminées où l’on fume les anguilles, préalablement coupées en tronçons et enroulées sur de longues broches horizontales, une douzaine par foyer, superposées. Dans un troisième local les anguilles marinent dans d’énormes tonneaux de saumure ou de vinaigre. On pèse et conditionne les poissons. La machine à emboîter les conserves fonctionne encore ; La fabrique des marinati reprend du service à l’automne au moment de la pêche à l’anguille. Les quantités ont considérablement baissé.
A l’étage on projette une vidéo des films des années 50 avec des enfants en casquette, des femmes avec les coiffures de l’après-guerre. Les pêcheurs rapportent les anguilles vivantes dans des paniers, tranchent les têtes à la hache, les enfilent sur les broches, les femmes emballent… Il y a aussi des photos du film de Soldati (1955= la Donna del Fiume)
Cabanes sur pilotis

Pique-nique sous la digue où sont installées les cabanes des pêcheurs qui ressemblent aux trabucchi du Gargano ou aux carrelets de Gironde, avec leurs filets carrés remontés avec tout un système de poulies, poteaux, câbles. Des passerelles de planches conduisent aux cabanes sur pilotis. Hier tout était en dormi. Aujourd’hui, samedi, les propriétaires s’activent. Certains pêchent avec leur grand filet et remontent de tout petits poissons argentés dans des épuisettes, d’autres tondent la pelouse autour de l’escalier qui monte à la digue, d’autres encore bricolent. Cette animation serait très sympathique sans le bruit des moteurs ou des groupes électrogènes.
Excursion en bateau
De loin, le bateau ressemble à un autobus avec sa proue arrondie, son toit et ses bancs parallèles. Les passagers sont tous équipés d’appareils-photos et de jumelles. Au dernier moment montent les spécialistes avec des téléobjectifs à rallonge. L’un d’eux est des dimensions d’un bazooka, avec le pare-soleil doublé de tissus de camouflage militaire. Dès qu’un oiseau passe, il le vise en rafales, cela fait un bruit agressif. Je n’avais pas pensé au recul. Je reçois le coude du tireur dans la figure et migre au dernier rang. Enfin la naturaliste arrive. Nous partons pour deux heures de promenade !
Les hérons sont alignés mais les vedettes sont les flamands roses. Leur présence est nouvelle ils viennent de Camargue comme les chevaux du delta. Avocette, aigrettes garzettes s’envolent. La guide s’enflamme : elle vient de repérer les milans. Estivants dans le delta ils arrivent en principe plus tard. Le sirocco de la semaine dernière leur a fait traverser la Méditerranée en avance. Tout le monde grimpe, debout sur les bancs pour prendre de la hauteur et observer les nids des goélands dans l’herbe de la digue, à peine visibles, plutôt herbe écrasée avec deux ou trois œufs verts mouchetés de noir, plus gros que des œufs de poule.

Le bateau fait halte dans un casone : maison basse crépie de rouge orangé, couvert de tuile sur une île où il sert d’abri aux pêcheurs.. Jusque dans les années 50 ils mettaient quatre heures pour rentrer à Comacchio. La pêche de l’anguille est collective. On la pêche à l’automne, par des nuits sans lune avec du vent en bourrasque. Les pêcheurs qui ne pouvaient rentrer chez eux pouvaient passer plusieurs jours au casone. Nous atteindrons plus tard deux autres casone séparés par un chenal. Dans l’un se trouvait le chef de pêcherie ; Il était même équipé d’un téléphone et la pièce du chef était parquetée, luxe dans le delta où ne poussent que des tamaris arbustifs !

Dans l’autre casone se trouve une fumerie où nous trouvons les mêmes équipements qu’à la Manufattura ce matin.
La guide naturaliste montre comment on piégeait les anguilles dans un dispositif triple où des poteaux plantés en V permettaient de prendre d’abord le tout venant, puis le poisson blanc enfin les anguilles. Elle raconte le cycle des anguilles qui naissent et meurent dans la Mer des Sargasses. Les prises se raréfient à cause de la surpêche. Dans d’autres pays on pêche les civelles sans attendre qu’elles aient atteint l’âge de se reproduire. Une autre cause plus insidieuse décime les effectifs : toutes les anguilles pêchées seraient femelles. La cause de ce déséquilibre, les œstrogènes des pilules contraceptives mais surtout les phtalates composant des matières plastiques. La guide est intarissable sur els effets nocifs des phtalates dont on vient d’interdire l’usage dans la fabrication des biberons. Selon elle, ils seraient présents dans d’autres plastiques y compris dans les bouteilles d’eau :
– « je ne bois plus jamais d’eau en bouteille. Je filtre l’eau du robinet ! » affirme-t-elle.
Un peu abattus par ces déclarations, un peu fatigués et frigorifiés par le petit vent frais qui vient de se lever, nous rentrons sans mot dire. Seules les « photographes » montrent les clichés à qui veut les regarder.