Anima – Kapka Kassabova – Marchialy

LIRE POUR LA BULGARIE

Anima

A l’ arrivée dans ma boîte aux lettres de  Anima, j’ai chaussé mes chaussures de randonnée, pris le bâton télescopique pour suivre Kapka Kassabova  dans ses montagnes bulgares du Pirin sauvages, avec un enthousiasme renouvelé après la lecture de Lisière, Elixir et de l’Echo du Lac qui se déroule un peu plus loin. 

J’ai lu récemment Les Cent frères de Manol dAnton Dontchev et malgré le grand saut chronologique j’ai retrouvé l’univers des bergers et Anima m’a éclairée sur les différents bergers, bulgares ou Yörüks déjà présents au XVI ème siècle. Il me semble d’ailleurs que leur mode de vie a peu changé.

Anima raconte la vie pastorale dans ces montagnes des Balkans. Vie pastorale où le nomadisme est encore très prégnant : nomadisme des origines, nomadisme des Roms, et tout simplement transhumance annuelle à la recherche des pâturages d’estive. L’autrice situe les différentes tribus nomades dans cette mosaïque de populations qui constitue les Balkans. Bulgares, mais aussi turcophones, hellénophones. En filigrane, le souvenir des tapis, des yourtes venus d’Asie Centrale ou d’Anatolie. 

Anima raconte la relation très forte aux animaux. Ovins, caprins et bien sûr les chiens nécessaires à la protection des troupeaux. Chevaux presque sauvages pour le portage  du matériel là où les jeeps et 4×4 ne peuvent accéder. Prédateurs : loups et ours, invisibles, mais bien présents. Les animaux domestiques sont de races locales, adaptées aux conditions difficiles de la haute montagne :  karakachan que la modernité a fait presque disparaître au profit de races standardisées peut être plus productives mais que des passionnés tentent de maintenir au nom de la biodiversité génétique, richesse du vivant. Les animaux ont une très forte individualité, surtout les chiens. Chaque chien a sa place dans la meute et le troupeau, son caractère, son nom. D’ailleurs, au début du livre je n’ai pas toujours fait la différence entre les noms humains et canins. Même les brebis, les béliers, les agneaux sont individualisés. Je me suis attachée à ces personnages-animaux comme aux personnages humains.

Le titre Anima fait-il référence à ces animaux? Pas sûr, parce que animaserait aussi l’âme, le souffle, l’essence de la vie. Dans la solitude de la montagne les bergers deviennent-ils philosophes? l’autrice rêve de symboles vivants « je suis animus » faisant référence à la psychologie jungienne, à une psyché collective. Je suis très ignorante de Jung. En revanche, je suis réceptive au dialogue entre civilisés et nature sauvage personnifiée p.366 par l’apparition de 4 chamois  sur un épaulement, ou de « dix chèvres alignées, tels des démons barbus aux yeux jaunes »

Anima raconte le quotidien des hommes dans la situation extrême de la transhumance, quand le berger est seul face au troupeaux et aux éléments, tempêtes ou brouillard. L’entraide nécessaire entre les bergers, la relation biaisée au patron, à l’éleveur qui apporte avec les vivres, les croquettes pour les chiens, la rakia, l’alcool que les bergers vont consommer à l’excès. Relation très forte entre les partenaires que l’alcool va abimer. Histoire d’amour ou d’amitié qui ne résistera pas à l’addiction. 

J’en ai déjà trop écrit, à vous de lire Anima, de vous dépayser, de découvrir toutes les richesses cachées du livre.

P.S. J’ajoute que l’objet-livre, comme les précédents, est très beau, belle couverture, beau papier, composition originale.

Les Cent Frères de Manol – Anton Dontchev

LIRE POUR LA BULGARIE

Merci à Claudialucia ICI pour ce challenge qui m’a donné l’occasion de retourner en Bulgarie .

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce gros livre (471p.), roman historique retraçant l’islamisation forcée de la  vallée d’Elindenya  dans le Rhodope en 1668, alors que se déroulait le siège  de Candie (Héraklion, Crète).

Deux témoins racontent les faits : le pope Aligorko et un noble français. Ce dernier, capturé pendant le siège de Candie, est devenu l’esclave de Karaïbrahim, envoyé par le sultan Mehmet IV  convertir les Bulgares de la vallée, appelé « Le Vénitien » ou Abdullah, il a été aussi converti à l’Islam. Leurs deux récits alternent et se fondent si bien qu’au début le lecteur doit fournir un certain effort pour attribuer les paroles à l’un ou l’autre des narrateurs.

Cette vallée enclavée vit surtout de l’élevage, les hommes sont bergers . L’aga Süleyman de son konak règne sur le village avec une justice sévère, il possède un cheptel important et il est respecté des bergers. La vallée a  été islamisée précédemment, mais il reste une église et des villageois orthodoxes, Istanbul est loin, l’autorité du sultan ne pèse pas trop. En revanche, les enlèvements d’enfants, pour faire des janissaires se sont répétés si bien que les villageois redoutent de voir leurs enfants, frères dans les troupes du sultan. 

Manol fut un enfant trouvé, allaité par cent mères. Les Cent Frères sont les bergers. Frères de lait peut-être, mais surtout solidaires,  ces rudes montagnards  respectent son autorité naturelle. Quand Karaïbrahim vient dévaster la vallée, Manol a un fils adulte Momtchil et un autre plus jeune Mirtcho.

La montagne, le Rhodope avec ses forêts protectrices, ses gouffres, ses grottes est le sujet central de l’ouvrage. Je me souviens des descriptions de Kapka Kassabova dans Lisière et Elixir . J’ai été fascinée par la succession des saisons, les incendies, l’arrivée de l’automne et c’est sûrement l’aspect qui m’a le plus plu dans le livre. Et en filigrane, le mythe d’Orphée. 

Récit terrible des souffrances infligées et des tortures sophistiquées. Sans la présence des éléments naturels j’aurais peut-être calé à la lecture de tous ces supplices. Après une résistance héroïque, de nombreux  villageois se soumettent et abjurent, à leur tête, le pope préfère la vie et ne voit qu’un seul Dieu, qu’on le nomme Jésus ou Allah.

J’ai aimé ces personnages nombreux, ces contes, ces mythes, tragédie  sans  cesse recommencée. J’ai aimé ce récit complexe loin du manichéisme où même le pire tortionnaire révèle son humanité et les héros, leurs faiblesses.

Vierge jurée – Rene Karabash

BULGARIE

par les ruelles de Rehove

« Ostaïnitsa – une vierge jurée, femme qui fait serment de virginité selon le Kanun de Lekë Dukagjini et commence à mener une vie d’homme et de chef de famille dans des sociétés patriarcales au nord de l’Albanie, au Kosovo, en Macédoine, Serbie, en Croatie en Bosnie. C’est un changement de sexe constitutionnellement admis par un serment qui, une fois prononcé permet à la femme d’acquérir des droit d’un homme dont les femmes sont privées dans ces contrées. »

J’ai déjà rencontré une histoire de Vierge jurée dans Le courage qu’il faut aux rivières d’Emmanuelle Favier ICI

 Le livre de Rene Karabash est traduit du bulgare. L’histoire est contemporaine bien que cette tradition est en voie d’extinction.   Bekia, née fille, alors que son père, Mourash, désirait un garçon, à la veille de son mariage avec un homme qu’elle ne connait pas et n’aime pas, décide de devenir Vierge jurée. Les noces n’auront pas lieu mais la rupture de la parole donnée va entrainer une vendetta selon le kanun. Bekia devenue Matia après la mort de son père va se retrouver seule avec sa vache. 

Cette histoire est racontée en 159 pages, courts chapitres de quelques pages, parfois quelques lignes. Courts textes, parfois en prose, ignorant les majuscules et la ponctuation, parfois en vers libres. Il  faudra remettre les anecdotes dans l’ordre. Ces textes un peu étranges  se lisent cependant facilement. On ne comprend pas tout au début, il faut attendre la fin pour que le puzzle se remette en place. Cela ne fait rien, ce livre a beaucoup de charme avec son étrangéité

Elixir – Dans la vallée à la fin des temps – Kapka Kassabova – Marchialy

 BALKANS (BULGARIE)

 

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Fan absolue de Kapka Kassabova qui m’a envoûtée avec Lisière puis avec L’Echo du Lac ! J’ai attendu avec impatience la sortie de ce troisième opus et voilà que Babélio m’a donné le privilège de le découvrir, merci à Babélio et à l’éditeur Marchialy! 

L’autrice m’a donc embarquée pour un voyage dans la vallée de la Mesta, fleuve encore sauvage en Bulgarie courant entre les trois massifs des Rhodopes, de Rila et du Pirin à la frontière de la Grèce et de la Macédoine du Nord. Nous avons visité ces villages il y a une dizaine d’années et j’ai trouvé des réponses aux questions que je me suis posée alors.

« C’est quoi, ce livre que tu écris?

– Ca s’appelle Elixir, répondis-je

– Elixir

-Ca raconte comment les hommes le cherchent sans le trouver. »

Ce n’était pas gagné : j’aime bien herboriser pour le plaisir de la découverte des végétaux mais je ne fréquente pas les herboristes, ni les guérisseuses et je me méfie des médecines « alternatives ». Je suis accro au café italien, je bois volontiers du thé mais je déteste verveines, rooibos, et autres  tisanes.

La magie de l’écriture a opéré : Kapka Kassabova détaille les usages et les bienfaits des plantes, fleurs, racines, feuilles, tout a des vertus curatives, mais surtout, elle nous fait partager des rencontres rares avec des personnalités extraordinaires, femmes et hommes détenteurs d’un savoir millénaire, la science des plantes médicinales. Cueilleurs d’herbes, de champignons, de baies qui parcourent à pied la montagne et en connaissent les secrets. Hommes simples, Bulgares ou Roms, qui traversent l’Europe pour les asperges, les fraises ou tout autres cueillettes.

Je découvre les Pomaks, musulmans mais non turcophones, dont les femmes portent encore les sarouels traditionnels. Minorité oppressée pendant le Régime communiste, qui exigea de changer leurs noms, leurs costumes. Islamisés depuis des siècles mais héritiers des Bogomiles chrétiens proche des Cathares, islam soufi plutôt clément pour les femmes.

Syncrétisme aussi. Ces populations encore très proches de la nature vénèrent des sources, des pierres investis de pouvoirs miraculeux. Tous sont sensibles à la nature encore sauvage des montagnes, à l’influence de la lune, à l’émerveillement des nuits étoilées.  Histoires byzantines. Traditions antiques de ruines Grecques ou romaines encore visibles. Le mythe d’Orphée est aussi présent. Pouvoir magique de l’eau, des bains, romains, turcs ou thermaux qui réunissent encore les habitants de ces vallées et que nous fait partager l’autrice. 

Chaque rencontre avec les babas guérisseuses, gardiennes des pierres magique, est une surprise. On fait aussi connaissance avec un spécialiste des herbes, un masseur aveugle, un éleveur de chevaux, des bergers, des chasseurs de trésor… Chaque fois Kapka Kassabova fait surgir des personnages originaux. Elle ancre leur histoire dans les légendes ou dans le contexte politique. Tout n’est pas idyllique, la vallée se dépeuple. l’exode rural après l’abandon de la culture du tabac qui était la richesse de la vallée. Déjà, du temps du communisme on a essayé d’exploiter ces forêts et ces montagnes 

« Des pancartes de l’ère communiste pendouillaient au bout de clous brisés : 

« DU COMBAT CONTRE LA NATURE, NOUS SORTIRONS VICTORIEUX »

Mon guide sourit tristement : « Ils ont échoué mais pas assez »

Les villages se vident inexorablement, peu de jeunes dans les habitants permanents. Ce sont des vieux qui maintiennent les  techniques et les savoirs traditionnels. L’autrice note :

 » quand un village perd ses spécialistes de la terre il devient un village vide. il se mue en station touristique ou en banlieue satellite »

Même si je ne l’ai pas suivie sur le terrain des saintes et des miracles ou des voyantes, je me suis laissé entrainer par Kapka Kassabova dans ce voyage avec grand plaisir!

Joann Sfar – La vie dessinée – Salonique « Jérusalem des Balkans » 1870-1920 au MAHJ

Exposition temporaire jusqu’au 12 mai 2024

Nous connaissons tous Le Chat du Rabbin il est à l’honneur dans l’exposition mais j’ai préféré mettre l’accent sur d’autres aspects de l’œuvre de Yoann Sfar. 

Nous découvrons les années d’apprentissage, au lycée Massena de Nice et rencontrons Romain Gary, Charlie Hebdo, Riad Sattouf,…

Sfar s’est emparé du fantastique avec le petit vampire, le Golem,

Il rend hommage aux peintres juifs : Chagall, Pascin, Soutine et réalise même un film sur Gainsbourg, un album consacré au Klezmer 

Belle flânerie dans l’exposition, beaucoup à regarder à lire.

Et en bonus une très belle exposition Salonique

 

Rhapsodie Balkanique – Maria Kassimova- Moisset

BULGARIE

Une belle histoire d’amour à Bourgas puis Istanbul !

Charme des Balkans , mosaïque de religions, de traditions, de langues dont l’autrice nous restitue la musique avec le Grec et le Turc qui se mêlent au Bulgare – le roman est traduit du Bulgare – mais que la traduction française occulte.

A la naissance de Miriam, la Bulgarie vient juste d’être indépendante et de sortir de l’Empire Ottoman. Ahmed, son amoureux arrivera plus tard d’Albanie sur une charrette. Imbrication des communautés qui se définissent par leur confession qui ne peuvent s’unir par le mariage.

Ahmed, le musulman, et Miriam orthodoxe ne peuvent vivre leur amour. Miriam est maudite par Théotitsa, sa mère, elle devient « la putain turque » stigmatisée dans toute la ville, elle perdra aussi sa sœur tant aimée qui ne lui parlera plus. Miriam est une femme forte, ardente, un peu sorcière. Elle ne se laisse pas intimider. Ahmed et Miriam fuient donc la ville provinciale pour Istanbul, la Ville. Dans l’anonymat de la grande ville ils trouveront un foyer, élèveront leurs deux enfants avec la complicité bienveillante de leur voisine. Cruauté du sort : Ahmed, phtisique va mourir et la jeune femme sera démunie, rejetée parce que chrétienne. Ils connaissent la misère. La vie n’est pas facile pour une jeune veuve avec deux enfants. Miriam croit trouver une solution en abandonnant l’aîné dans un pensionnant militaire de la Turquie kémaliste. Choix douloureux! 

La vie n’est pas simple pour les femmes des Balkans : même très fortes comme Miriam et avant elle pour sa mère Theotitsa. Indépendante, douée d’une imagination étonnante, presque sorcière, Miriam tente suivre sa voie, son amour. Elle paie le prix fort.

J’ai beaucoup aimé le soin et la poésie que l’autrice apporte pour décrire le quotidien des femmes : lessives, repassages, pliages, dignité de ces vêtements raides, des robes noires, soin aux reliques des enfants morts – petits habits pliés dans le coffre interdit. Evocation de l’enfance, intimité des deux soeurs et courage et débrouillardise de Haalim, le fils de Miriam.

L’Echo du Lac – Kapka Kassabova – Marchialy

BALKANS – MACEDOINE-ALBANIE-GRECE-BULGARIE

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Lisière fut un  véritable coup de cœur l’an passé! Kapka Kassabova, écrivaine bulgare emmenait le lecteur dans les forêts sauvages de la zone frontalière entre Bulgarie, Turquie et Grèce, aux frontières de l’Europe, sur l’ancien Rideau de fer. Elle nous conduit sur les routes d’exils, à travers une histoire millénaire qui remontait aux Romains, aux Thraces. Rencontre avec des gens simples qui ont traversé des frontières pour garder leur identité, leur langue ou leur religion. Exils volontaires, échanges de population, ou réfugiés chassés. 

 

Les lacs jumeaux d’Ohrid (« h » aspiré) et Prespa sont incrustés tels des diamants dans les replis des montagnes de Macédoine occidentale et d’Albanie orientale. Ils sont relativement proches de l’Adriatique et de la mer Égée[…] Ici passait la via Egnatia, voie romaine stratégique reliant Dyrrachium sur la côte adriatique à Byzance sur le Bosphore.

Le lac d’Ohrid est alimenté par des affluents, des sources sublacustres, et – fait plus remarquable – par des eaux souterraines provenant du lac Prespa[…]Cette extraordinaire transfusion s’opère sous nos yeux, seconde après seconde, tout comme le bouillonnement
des sources lacustres à Saint-Naum, en Macédoine, et à Drilon, en Albanie.

L’écho du Lac décrit autre région balkanique : la Macédoine à cheval sur trois états actuels : Macédoine du Nord, Albanie et Grèce mais aussi revendiquée par la Bulgarie, la Yougoslavie hier et même l’ Empire ottoman. Rien ne la symbolise mieux que cette salade macédoine, faite de divers morceaux mélangés. Diverses langues, Macédonien, Bulgare, Albanais ou Grec, Turc, musulmans ou orthodoxes, avec toutes les combinaisons possibles. Et tout cela sur un mouchoir de poche : sur les rives du Lac d’Ohrid entre deux petites villes Ohrid la macédonienne et Pogradec l’Albanaise, quelques villages, un monastère fameux, des grottes autrefois habitée par des ermites, des montagnes sauvages où vivent encore des ours et des loups…Non loin du Lac d’Ohrid, les Lacs Prespa sont également à cheval sur l’Albanie, la Macédoine du Nord et la Grèce. leur histoire est aussi dramatique et sanglante, Komitas et andartes mais aussi souvenirs des guerres civiles grecques. Exils et emprisonnements dans les camps albanais d’Enver Hoxa, ou sur les îles de Makronissos. Identités complexes façonnées par les exils jusqu’en Australie. Totale tragédie quand la Besa ( serment à la parole donnée et au Kanun albanais)  façonne des vendettas qui courent sur des générations. 

L’orage menace sur le Lac d’Ohrid

L’écho du Lac correspond à une démarche très personnelle : la mère, la grand-mère, les tantes et cousines de Kapka Kassabova sont originaires d’Ohrid. C’est donc un  retour aux sources de sa famille maternelle. Les titres des deux premiers chapitres Fille de Macédoine et A qui appartenez-vous? situent l’autrice dans la position de l’exilée qui rentre au pays et qui reconstitue l’histoire de sa famille sur des générations. Quand elle rencontre des personnes qui ne lui sont pas apparentées, elle est considérée comme une fille du pays. Rien à voir avec une aventurière ou une journaliste qui viendrait explorer un pays étranger. Il en résulte un accueil toujours bienveillant et confiant. De parfaits inconnus lui livrent des secrets de famille, racontent leurs exils, leurs retours impossibles, leurs enfants perdus de l’autre côté d’une frontière infranchissable. Et toutes ces histoires sont très touchantes. 

monastère saint Naum

Il n’est pas indifférent que ce livre soit écrit par une femme dans cette région où hommes et femmes voient leur rôle défini par une tradition patriarcale presque féodale. Il n’y a pas si longtemps au XXème siècle une fille n’avait pas le droit de passer deux fois dans la rue principale dans la même journée. Elle était assignée à un code de conduite très précis. De même, les femmes macédoniennes revêtaient très jeunes le noir du deuil pour ne pas le quitter, « veuves » d’un mari parfois vivant, exilé, emprisonné ou en fuite.

« La polygamie était assumée chez les musulmans, clandestine chez les chrétiens. Cela explique peut-être pourquoi la ville close adopta un système matronymique : les femmes s’assuraient de laisser leur empreinte. À qui appartenez-vous ? Je suis la fille d’Angelina.[…]

L’absence des hommes conférait aux femmes davantage de pouvoir au sein des familles et des communautés. »

« J’avais beau rencontrer davantage d’hommes que de femmes, les femmes du lac me semblaient avoir une
présence plus prégnante. Mortes ou vivantes, elles incarnaient l’élément lacustre, les profondeurs génératrices où le désir et le chagrin ne cessaient de bouillonner. Je me suis assise sur l’herbe sèche au-dessus de Zaver. Je me suis imaginé une procession : les femmes des lacs. Des femmes lavant le linge, des enfants sur le dos, réparant des filets de pêche, défiant à la rame les vagues mauvaises dans ces chuns aux allures de cercueils, flanquées de mules chargées ; et des citadines en talons hauts munies de livres et de cahiers, de rêves de grand amour, de réussite… La perfection, sinon rien. »

 

Il faudrait parler d’histoire, d’Alexandre à Ali Pacha de Janina, de guerres greco-bulgares, des divers communistes grecs (partisans souvent staliniens) de la Yougoslavie de Tito, des outrances d’Enver Hoxa et de la terreur qu’il inspira, de ce conflit identitaire pour le nom « Macédoine » ou pour le drapeau qui sépare les habitants du Lac Prespa par une frontière invisible… Evoquer le monastère Naoum et Clement, les fresques, les miracles….

parc drilon

J’ai enfin compris les mystères de Psarades, où nous avons passé quelques jours. Nous avions essayé de parler avec une vieille dame en Grec, elle ne nous comprenait pas, et la femme du restaurant ne savait pas déchiffrer le menu en Grec. Elle n’était pas illettrée, nous ne savions pas que le macédonien s’écrivait en cyrillique.

Nous avions aussi visité le Parc Drilon à Tushemisht en Albanie sans savoir que les sources étaient celle du fleuve Drin. Tant de choses que les touristes, même consciencieuses ne peuvent deviner!

 

Le Pont sur la Drina – Ivo Andric

LIRE POUR LES BALKANS (BOSNIE)

Ivo Andric(Prix Nobel 1961)est l’auteur de Titanic et autres contes juifs de Bosnie , de Mara la Courtisane, Omer Latas Pacha , que j’avais lus en 2017 à l’occasion d’un voyage dans les Balkans (Albanie, Kosovo, Monténégro, Macédoine). J’avais beaucoup aimé ces livres  et m’étais promise de poursuivre la lecture de son œuvre. Le Mois de l’Europe de l’Est est l’occasion d’y revenir. 

Le Pont sur la Drina est le « roman-chronique » (expression trouvée dans la Postface) de la ville de Visegrad, se déroulant de 1571 quand le pont fut construit jusqu’à l’été 1914, de l’apogée de l’Empire Ottoman jusqu’à son démantèlement.  Le Pont sur la Drina faisait le lien entre l’Orient et l’Occident, puis la frontière entre la Serbie et la Bosnie. Lien entre une mosaïque de communautés mais aussi passage des armées d’invasion. Centre de la vie officielle où les proclamations officielles étaient placardées.  Lieu de vie : jeunes et vieux venaient fumer, bavarder, boire café ou rakia, comploter même!

Mehmed Pacha Sokolovic – Grand Vizir de Soliman le Magnifique et de ses successeurs – qui ordonna la construction du pont – était un enfant du pays, du village voisin de Sokolovici, jeune serbe orthodoxe enlevé par les Ottomans pour en faire un Janissaire. La  construction du pont dura 5 ans et fut accompagnée de celle d’un caravansérail; œuvres pieuses financées par une fondation religieuse. Pendant trois siècles musulmans, chrétiens et juifs et tsiganes vivaient autour du bazar, commerçants et paysans. Les plus grandes catastrophes, les crues de la rivière les réunissaient dans les hauteurs dans la grande fraternité des inondés, le pope, l’imam et le rabbin unis pour rassurer leurs ouailles.

Le réveil national des Serbes dans le pachalik de Belgrade fut une première fissure dans l’Empire. les troupes et matériels envoyés en Serbie pour contrer la rébellion passaient par le pont. Visegrad était à une heure de marche de la frontière et l’on pouvait entendre tonner le « canon de Karadjorje » (1804-1813)et voir les feux sur le Mont Panos. Pour garder le passage, un mirador fut construit sur le pont et les têtes des Serbes condamnés pour complicité furent exposées. Pendant tout le 19ème siècle, les révoltes et les guerres s’étendirent dans les Balkans, la frontière turque reculait jusqu’à ce que les Autrichiens entrent en 1879 en Bosnie-Herzégovine puis l’annexent le 5 octobre 1908.

J’ai cherché sur le net toutes ces dates. Ivo Andric ne donne pas de cadre chronologique précis. Au contraire, la vie s’écoule régulièrement comme l’eau de la rivière sous les arches du pont. Le lecteur retrouve les familles, les enfants qui prennent la place des ancêtres, l’arrivée de nouveaux-venus comme ces Juifs galiciens qui installent un hôtel : Lotika, la gérante n’est pas une inconnue pour moi qui ai aimé Titanic et autres contes juifs de Bosnie. La société rurale et les commerçants du Bazar oriental voient arriver la modernité, l’éclairage au gaz, puis le train qui retire au Pont l’exclusivité du transit, l’électricité. Les jeunes vont étudier à Sarajevo mais aussi à Vienne ou à Graz. Les idées nouvelles, nationalisme et socialisme se répandent….Le caractère oriental cède devant les institutions austro-hongroises, on recense, numérote avant d’établir la conscription. 

Le Pont sur la Drina est paru en 1945 en version originale, puis en 1956 traduit en Français. Ivo Andric a été nobélisé en 1961. Il est mort en 1975. 

« Serbe par son choix et sa résidence en dépit de son origine croate et de sa provenance catholique, bosniaque par sa naissance et son appartenance la plus intime, yougoslave à part entière[…]que ferait-il au moment où se détruit tout ce qu’il a aimé et soutenu, ce à quoi son oeuvre est si profondément liée? Les ponts réels ou symboliques qu’il a décrits ou bâtis dans tant de ses ouvrages sont-ils brisés et détruits à jamais? 

interroge en 1994 P.  Matvejevitch dans la Postface du livre. 

Avant de refermer ce livre je me suis documentée sur ce Pont sur la Drina, nommé Pont Mehmed Pacha Sokolovic, monument historique inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Il a été témoin de massacres : nettoyage ethnique de la part des Serbes en 1992 où 3000 musulmans périrent. 

Emir Kusturica , en vue d’une adaptation cinématographique du roman d‘Ivo Andric a reconstitué les décors en une ville Andricgrad qu’on peut visiter virtuellement sur Internet mais qui ne m’a pas vraiment séduite. J’ai cherché des traces du film sans trouver. 

J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre et me propose pour la prochaine édition du Mois de la Littérature de l’Est de continuer à explorer l’œuvre de Ivo Andric!

 

le Cahier volé à Vinkovici – Dragan Velikic

Littérature d’Ex-Yougoslavie ou de Serbie?

Dragan Velikic est un écrivain et diplomate serbe, Le cahier volé à Vinkovici est traduit du Serbe mais il se déroule entre Pula, Rijeka et des villes d’Istrie qui se trouve maintenant en Croatie et Belgrade  sa famille s’est installée après avoir quitté Pula.  Il évoquera aussi Ohrid en Macédoine, Ristovac à la frontière Turco-serbe, maintenant en Serbie. Mais pas seulement en Ex-Yougoslavie, Budapest , Trieste et surtout Salonique.

Une carte de l’Istrie m’a été indispensable pour localiser les plus petites localités de Rovinj, Rasa, Opatija….

Géographie et Histoire : l‘Istrie a été italienne du temps de Mussolini qui y a construit une ville-modèle à Rasa. Occupation par les Alliés à la fin de la guerre quand les frontières ont changé. Fiume est devenue Rijeka…Histoire aussi plus ancienne quand Trieste était autrichienne. Les fantômes des anciens habitants hantent les maisons et les appartements.

« Je feuillette à l’aveuglette le gros livre de la mémoire. Il en sortira bien quelque chose. »

C’est un livre sur la mémoire, la mémoire de sa famille, la mémoire de sa mère qui est en train de la perdre, malade d’Alzheimer dans une maison de retraite. Mémoire perdue dans le train avec le déménagement de Belgrade à Pula avec ce cahier volé

« Dans le cahier volé à Vinkovci, elle ne notait pas seulement les noms des hôtels et des pensions où elle avait séjourné, les histoires et les contes de fées qu’elle inventait, incitée par une puissante exigence de justice, de vérité, mais aussi ses rêves. »

Evocation de la mère et de sa personnalité originale.

Comme Mendelsohn et Sebald , Velikic mène son enquête de manière circulaire. Il tourne et retourne, digresse, retrouve d’anciennes photographies, interroge des témoins comme le vieil horloger nonagénaire. Il fait revivre les anciens souvenirs familiaux comme ceux de son grand père cheminot. Surtout il raconte l’histoire de son ancienne voisine Lizeta, grecque, italienne et juive de Salonique dont les anciennes photos ont enchanté son enfance. L’incendie de Salonique (Aout 1917).

J’ai beaucoup aimé ce livre qui m’a promené dans des contrées que je ne connaissais pas. J’ai aimé ce regard sur la désintégration de la Yougoslavie, serbe mais aussi cosmopolite, critique  sans  parti pris nationaliste alors que la folie nationaliste a mis le pays à feu et à sang. Au contraire il dessine un palimpseste où interviennent les histoires, les photos de ses ancêtres , des voisins, et même d’inconnus comme les occupants anglais ou allemands à Pula.

« Comme étaient déterminants pour la survie de ce monde les socles invisibles sur lesquels grouillaient des vies si différentes ! Héritages, légendes, traditions séculaires, histoires privées – plongées dans la réalité socialiste avec ses rituels et sa propagande assurant la cohésion de ce monde – grouillaient sous la surface du quotidien. »

Chambre avec vue sur l’océan – Jasna Samic

BALKANS (BOSNIE)

La Masse Critique de Babélio m’a offert une lecture qui cadre avec le Mois de L’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran. J’ai accueilli ce livre avec curiosité et enthousiasme.

Sur la couverture un bandeau m’interpelle : « traduit du Bosnien » je connaissais le Serbo-Croate, pas le bosnien, voilà une nouvelle langue pour une nouvelle nation. Je n’ai pas fini avec les langues apparentées, voici qu’on parle aussi ékavien en ex-Yougoslavie (Croatie et Serbie). L’adjectif « bosnien » est préféré à « bosniaque » . « Bosnien » : de Bosnie. « Bosniaque » musulman de Bosnie.  le bosnien s’écrit généralement avec l’alphabet latin (comme le Croate) mais il existe des textes en graphie arabe. ll va falloir que je me familiarise avec toutes ces subtilités!

Autre sujet d’étonnement : le titre : Une Chambre avec vue sur l’océan bizarre pour la Bosnie qui est enclavée et plus proche de l’Adriatique que d’un océan. Retournons le livre! le 4ème de couverture me donne une indication : Chambre avec vue sur l’océan est le titre de la première partie du roman. Ce 4ème de couverture est particulièrement réussi et alléchant. L’histoire s’ouvre à Saint Jean-de-Luz, face à l’océan. Nous ne partirons pas tout de suite pour les Balkans! 

Je suis un peu déçue! La première partie du livre se déroule en France où la narratrice –  violoniste – est réfugiée avec son jeune fils et son mari tandis que la guerre fait rage à Sarajevo. 150 pages plutôt ennuyeuses dans le milieu des Bosniens, des humanitaires, des politiques et diplomates gravitant autour du conflit. Galas de bienfaisance, intrigues, galères pour monter des projets humanitaires, rencontres au bar de l’Hôtel Meurice, ou serrage de pince avec Jacques Chirac à l’Hôtel de Ville.   Snobinards assez imbuvables. Mira, la violoniste, tente de monter un « concert visuel » , elle paraphrase  abondamment Cioran, Thomas Mann, ou Wittgenstein. Si je ne m’étais pas engagée auprès de Babélio à fournir une critique, j’aurais fermé le livre et cherché une lecture plus attrayante.

J’aurais eu tort d’abandonner le pensum parce que le livre II: LA MAISON DE SATAN conduit le lecteur à Sarajevo . Changement de décor, de personnages : C’est l’histoire de la famille de Mira. Emina, la grand-mère est fille de bey, belle, cultivée, mariée à un riche avocat. Zina et Dzana, les filles d’Emina,  font aussi de beaux mariages, Zina épouse un musicien renommé, Dzana un médecin. La Yougoslavie communiste les dépouille d’une partie de leur fortune mais Zina donnera une bonne éducation à son fils et sa fille, Mira. J’ai bien aimé l’histoire de Mira, musicienne libre et séduisante, ses amours, son voyage à Cuba.  Je me suis attachée à elle. Pourquoi la Maison de Satan? 

En Yougoslavie commençaient à s’éveiller des démons qu’elle n’aurait jamais pu concevoir. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Musicienne, elle sentait les chose par instinct plutôt que par la raison. La politique ne l’intéressait pas plus qu’avant, mais elle avait la conscience qu’il ne s’agissait pas de politique. Quelque chose puait la décomposition, quelque chose impossible à nommer, à qualifier…

 

Elle repartit pour Paris. A peine y était-elle que le bombardement commença. La ville se mua en enfer. La Maison de Satan

Le livre III  : A L’OMBRE DE LA PORTE DE L’ENFER raconte le retour de Mira à Sarajevo. Retour douloureux  après de décès de sa tante adorée dans une ville en ruines. Retour encore plus douloureux parce qu’elle a perdu sa maison occupée par des réfugiés, presque toutes ses affaires, perdu aussi son poste d’enseignante au Conservatoire. Reproche de tous ceux qui ont souffert le siège de la ville et lui disent qu' »elle ne peut pas comprendre parce qu’elle n’a pas vécu personnellement  » ce que les habitants ont vécu terrés dans les caves. Mira veut réintégrer le Conservatoire, elle cherche à se produire en concert, à monter son spectacle. Elle ne trouve que l’hostilité et le soupçon. Tantôt on la soupçonne d’être une islamiste, tantôt d’être une espionne…Beaucoup de choses m’ont échappé. Peut-être certains s’y reconnaîtront mais question ambiance c’est intéressant. 

J’ai été bien sévère avec le début du livre, il faut être franche mais pas forcément désagréable! La deuxième moitié rattrape mon jugement. A lire, si on est patient et si on s’intéresse à la Bosnie.